« Liaisons dangereuses » — Eloan Galaad, Kaede d'Azaïr.



 
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« Liaisons dangereuses » — Eloan Galaad, Kaede d'Azaïr.

Eloan Galaad
Eloan Galaad
Messages : 691
Age : 24
Métier : Enseignant.
Humeur : Sibyllin.
Points Histoire : 191
Dim 16 Sep - 19:51


L'allée était sombre, le sol revêtait pourtant un tapis de couleur fauve et clairsemé de tons d'or et d'argent. Sur les bords de cette tranchée colorée, deux hautes, longues et immenses étagères étaient surplombées d'ouvrages de toutes formes, toutes tailles. En arrivant au bout de ce couloir, une lumière éclatante se déversait du plafond où un dôme de lumière aspirait la lueur extérieure. Le tapis, à cet endroit, se divisait en plusieurs branches, plusieurs allées, toutes identiques; de ce lieu, on devinait que l'armature essentiel, l'essence de la pièce, résidait sous le dôme qui vivait à plusieurs mètres du sol. En dessous de la verrerie, il y avait un vaste bureau, finement travaillé, subtilement ciselé, d'un raffinement rare, parsemé d'arabesques qui étincelaient sous une fine couche de feuilles d'or, et sur un fond de marbre blanc où se répandaient des nuées grises qui en faisaient toute l’harmonie et toute la beauté. C'est vraiment en suivant les bordures qui encadraient le plan de travail que l'on pouvait admirer la précision et le trait de maître qui animaient ce chef-d’œuvre de l'ameublement. Sur son dessus, il n'y avait aucun document, tout était d'une propreté irréprochable, ce qui pouvait signifier que son propriétaire débordait d'un soin proche de l'irréprochable. En poursuivant son coup d'œil le long de la bordure, on tombait sur un tissu bleuté, qui s'inscrivait dans une courbe élégante. En y regardant de moins près, là, on voyait l'essence de la pièce apparaître clairement à ses yeux. En effet, était assis sur le meuble, sur son bord, assez négligemment, Eloan Galaad, les jambes croisées, les épaules avancées, et la tête et l'esprit plongés dans un ouvrage. Celui-ci semblait absorbé par sa lecture, immergé dans les mots couchés sur le papier. Mais soudainement, et toujours sans quitter son livre des yeux, il annonça fortement :
    « — Lucifer, êtes-vous là ?
    — Oui Monsieur s'en suivit subséquemment.
    Bien, pouvez-vous m'apporter le livre dix-sept d'Ornélia Wolf dans la collection F. Ciro préfacé par Ovide Népos ? »
Un soupire quasi-inaudible ne manqua pas de chatouiller les oreilles du demandeur, et il ne manqua pas non plus d'y répondre, d'une voix dont la sécheresse et la désinvolture auraient presque pu remplacer les mots :
    «— Qu'y-a-t-il ?
    — Monsieur, pourquoi me demandez-vous tous ces livres que je mets des heures à chercher dans votre immense bibliothèque alors que vous savez sûrement et infailliblement où se trouve chacun d'eux ?
    Vous savez, il arrive que ma mémoire me fasse défaut, et surtout que je ne veuille arrêter ma lecture. Néanmoins, j'ai besoin du livre de Népos pour faire une comparaison forte intéressante, il me semble. Donc veuillez accéder à me requête. »
La jeune femme, habillée d'un rouge sombre ne chercha pas à répondre, et grommela un tant soit peu avant de disparaître dans l'ombre de l'un des nombreux couloirs que composaient la bibliothèque de la famille Galaad. Elle regardait les étagères, recherchait la couleur emblématique de l'édition Nero qu'était le beige pâle, incrusté de noms dorés sur les cotes, le tout achevé d'un bandeau de ton brun indiquant le sigle de l'éditeur. A force de recherche, les éditions n'avaient plus se secrets pour elle. Après plusieurs bonnes dizaines de minutes à patrouiller entre les rayons de la bibliothèque, elle trouna enfin le trésor de ses rêves, ce qui la délivrerait enfin de la demande de son dit-supérieur. Elle jubila presque sur place, se retenant de sursauter, bouillonnant d'impatience de rapporter cet ouvrage à Eloan et achèverait sa tâche. Aussi, retraversa-t-elle le long des étagères pour arriver à la pièce centrale, en étoile : son saisissement fût total : Eloan avait disparu et n’avait laissé comme preuve de sa présence passée qu’un mot sur la table :

« Merci d’avoir retrouvé ce livre pour moi, veuillez le remettre à sa place, car je serai indisponible pour une durée incertaine. Je sais que je vous manquerai, mais ne vous en faites pas, nos retrouvailles n’en seront que plus attendrissantes.
Eloan. »
La jeune femme, alors âgée de dix-neuf ans, étouffa un cri à la fois de lassitude et d’énervement. Ce qu’il pouvait être… Être… Désappointant ! Rien de plus et rien de moins, on ne pouvait jamais s’attendre, ni même imaginer ce qui pouvait se tramer dans la tête de cet énergumène.
Ne prenant pas la peine de remettre l’ouvrage d’Ornélia Wolf à sa place, elle le laissait sur le bureau d’albâtre, puis s’élança d’un pas leste vers la porte d’accès à la bibliothèque, et sans étonnement, elle la découvrit verrouillée de l’extérieur. Bon, la chose était dite et était claire, le fils Galaad ne souhaitait pas être suivi. Ce détail n’aurait guère dérangé Lucifer, mais quand on est chargé d’accompagner quelqu’un tout le long de la journée, et d’assurer sa dite-protection, on peut y trouver rapidement un aspect vraiment dérangeant, tout de même.

∞∞∞∞∞
L’homme, -en principe- surveillé, vagabondait à présent dans le manoir d’Holmur. Il appréciait lui-même à l’appeler manoir, mais il s’agissait davantage d’un château tant il était grand et grandiose. C’est dans les escaliers en spirale, qui enceignait la grande entrée qui faisait aussi salle de réception, qu'Eloan divaguait, descendant les marches d'une manière exubérante et cadencée. Accroché au haut plafond, et trônant au dessus de l'escalier et de la salle de réception, un lustre de cristal, des plus majestueux, luisait sous la lumière extérieure. Mais c'est là que l’enseignant rencontra Charles, son fidèle valet, qui avait été, avant d’être le sien, celui de son père et de son grand-père. Il l’interpella de la sorte :
    « — Ah, mon bon Charles ! Je vous cherchai justement !
    — Que me vaut l’aimable attention de Monsieur ?
    Charles ! Je vous ai déjà dit de ne pas m'appeler Monsieur ! Ça me vieillit considérablement ! Autrement, je souhaitais vous prévenir que je serai absent pour un certain temps.
    — Pour combien de temps, Monsieur ? Demanda poliment le valet.
    Ah ! Que vous m’exaspérez Charles ! Mais seules les jupettes d’Ehol savent que vous m’êtes cher et précieux ! … Je ne sais pas pour combien de temps pour être franc, disons que je pars en vacances d’été, vers l’inconnu, à l’aventure. Enfin vous avez l'habitude ! Aussi, reprit-il, vous direz à qui souhaite me voir que je suis indisponible, et vous m’excuserez auprès de mes hôtes, en leur disant bien que je m’empresserai d’aller les satisfaire dès mon retour !
    — Bien Monsieur. Fût la réponse solennelle du vieux serviteur.
    Merci infiniment Charles ! » acheva Eloan en lui faisant une accolade amicale, et en reprenant sa vaillantes descentes des escaliers, l’air joyeux, tandis que le vieil homme aller vaquer à ses occupations, comme si cette entrevue n’avait pas eu lieu. Mais le jeune homme se retourna une dernière fois pour lancer un « Ah ! Au fait ! Si vous avez un moment, dans une bonne demi-heure, pourriez-vous ouvrir la bibliothèque, je vous en serai fort reconnaissant car je crains d’y avoir malmenée ma chère et délicate Lucie. Mais c’est de sa faute, je n’y suis pour rien si elle tient tant à respecter son emploi à la lettre, elle me pousse dans des retranchements qui, malheureusement pour elle, me plaisent beaucoup ! »
Enfin, la jeunesse d’Eloan et sa fougue se dirigèrent vers la porte d’entrée, et y disparurent après qu'un geste exalté claqua la porte. Il ne fallait pas s’y fier, mais un lien fort unissait Charles au jeune homme, même si, certes, ce n’était, à première vue, pas imaginable. Mais la chose reposait sur un fait simple : Charles avait vu grandir le garçon depuis sa naissance, et le garçon avait grandi auprès de ce serviteur. Alors quoi de plus normale qu’une grande complicité, d’autant plus que le domestique appréciait bien trop l’être qu’il avait vu grandir et dont il s’était occupé pendant plus de vingt longues années. Ces années sont passés si vite pour lui... Dans tous les cas, c'était un lien d'amitié forte qui les unissait, qui oubliait leur différence d'âge. Ainsi, il avait très bien compris ce qu’entendait Eloan par ses « hôtes, qu’il s’empresserait d’aller satisfaire dès son retour » : il s’agissait bien entendu de Cassandre, d’Aria, et quelques autres connaissances tout aussi bienheureuses et délectables.
Pour le cas de Lucifer, c’était différent, mais en rapport tout de même. C’était lié à Aria, et à son fameux compagnon, Kyriel Bernkastel, un docte politicien de Ventus, qui, considérant Eloan comme un allié pour le moins précieux, lui a prescrit une garde rapprochée. Lucifer avait tout de suite plu au jeune homme, elle était franche, extravertie, libertine et entrait facilement dans le jeu de celui-ci, et chose primordiale, il ressentait un plaisir fou à essayer de la semer dans l’exercice de ses fonctions ! Enfin, leur relation, aussi bien professionnelle, privée, qu’ambiguë, se basait tout de même sur un lien solide. Et aussi, à coup sûr, quand le jeune Galaad allait revenir de son voyage, dans quatre, six, huit ou dix semaines, il aurait le droit à une baffe magistrale. Chose curieuse, dans tous les cas, hormis Charles, Eloan ne prévenait jamais personne de ses escapades, ni de leur durée, ni du lieu en question, rien du tout. On pouvait tout bonnement se demander si lui-même était au courant… Mais généralement, quand on va en terre inconnue, on ne sait pas où l'on se dirige...

Après être sorti du manoir d’Holmur, en dévalant les quelques marches du perron marbré, Eloan avait prestement traversé la cour. En cette journée d’été, le ciel était dégagé et arborait ses pétales azuréens. Son comparse, le soleil, déployait ses gerbes d’or et chauffait lourdement et quasi-instantanément la peau de quiconque souhaiter se dresser contre lui. Fort heureusement, la lisière de la forêt apparaissait déjà sous les pieds lestes du jeune homme, et son front était accueilli par les ombres rafraîchissantes des hauts arbres verdoyants, hêtres, saules et futaies, tandis que son nez, lui, était recueilli par l’exhalaison nouvelle des écorces et des fleurs, transportée par le souffle de l’été. En s’y enfonçant, il ne fallait guère de temps pour ressentir l’atmosphère reposante et calme des sylvains. Le vent, qui faisait pétiller les feuilles de l’yeuse, était suivi d’un soupire incessant : c’était la flûte invisible, impalpable, évanescente de la nature, flûte discrète qui psalmodie son refrain onctueux et enchanteresse. Dans l’ombre, indécise, y flottent tant de rayons, mélodieux comme les cordes d’une harpe pour l’œil, tant de murmures, de voix, de rêverie sans pareilles. C’était un hymne, un concert de voix isolées, qui, unies, formaient une euphonie sans égale, une rime insoupçonnée et inaccessible, un chant inimitable.

Baigné dans cette ambiance sereine et unique, le jeune blondinet mit une bonne heure à traverser la forêt. Mais, tout à coup, près d’un bouquet de chênes verdoyants qui était à l’angle d’un courtil, on put apercevoir un village tout entier, fait de maisons paysannes, guère merveilleuses, mais qui contenaient en elles un esprit fort, une atmosphère de bien-être et de bonté simple. En s’y avançant, le jeune Galaad fondait un contraste qui aurait pu engendrer un mal-être certain, car il était vêtu d’étoffes soyeuses et raffinées et portait une remarquable chemise lactescente, tandis que les villageois se déplaçaient dans des guenilles, dépareillées, recousues et usagées. Pourtant, chacun des paysans le saluait vivement, avec un sourire accueillant et bienveillant ; Eloan faisait de même, et leur répondait d’un sourire affable. Ce n’était pas difficile à concevoir, car ce village était sur les terres de la famille Galaad, néanmoins, une affection incongrue liait les habitants à Eloan. En effet, tout le monde le connaissait, car il avait passé la plus clair de sa jeunesse dans ce village, loin du château, malgré les remontrances de son père, Lionel Galaad, qui ne voulait pas que son propre fils ne côtoie des gens de la plèbe. Cependant, Eloan ne put s’empêcher de revenir, car ce petit village tenait en son cœur une place importante, et qu’il y était apprécié.

Au bout du village, on pouvait entendre des hennissements, en approchant, on voyait un grand bâtiment, bien entretenu, conçu de pierres. Il s’agissait des écuries de la famille Galaad dont les villageois avaient la charge, notamment Monsieur Alydis, le maréchal-ferrant du hameau. A la base, les écuries appartenaient à la mère d’Eloan, Thémis, qui entretenait une vive passion pour les équidés, mais on ne l’y voyait jamais, ne voulant pas se mélanger à la plèbe, comme l’aurait si bien dit son mari. De ce fait, un domestique venait chercher un cheval ou une jument quand Thémis avait envie de monter à cheval. Du point de vue de son fils, il trouvait cela bien ridicule, même risible ; la passion que l’on nourrissait pour les chevaux commençait d’abord par leur entretien, c’est pourquoi Eloan venait voir son propre cheval fréquemment dans ces écuries, et en prenait soin.
Le jeune homme traversa l’allée centrale qui longeait de nombreux boxes contenant chacun un cheval de marque. Ils avaient été sélectionnés, là étaient regroupés les plus beaux chevaux que l’on pouvait avoir. C’était une question de prestige, bien sûr, auprès des invités qui rendaient visite à Thémis, leur faire voir que l'on possédait les chevaux les plus beaux ! Ah ! Pour sûr, c'était seulement un prestige social. Enfin, il arriva au bout de l’accès où il s’accouda à la porte d’un box et entonna un joyeux bonjour au cheval que le box renfermait. L’animal lui répondit d’un hennissement de gaieté, content de voir son maître, l’ultime et le seul cavalier qui l’eût monté. En effet, Eloan avait grandi avec lui, et il s’agissait de son propre cheval : Hamilcar. Son crin était d’un ton bruni, parsemé de nuages blancs. Certes, c’était anodin, et peut-être loin des volontés de Thémis sur son haras, mais Eloan avait choisi celui-ci, et il ne regrette aucunement son choix, une dizaine d’année après.

Soudain, une force poussa le jeune homme dans son dos. Celui-ci tomba vers l’avant, percutant la porte à double battant du box, et s’effondra aux sabots d’Hamilcar, dans la paille, alors que la double-porte se refermait sur lui d’une oscillation lente et mesurée. Sitôt, une tête apparut à son tour sur le rebord de la porte et lança avec une voix réjouie de son coup :
    « — Et moi alors, on ne me dit pas bonjour à moi ! »
Le mis-à-terre reconnut de suite son interlocuteur et ne pût s’empêcher d’esquisser un large sourire avant de s’élancer à son tour contre les portes battantes et d’enserrer la personne qui se trouvait derrière jusqu’à ce que, tous deux, tombèrent de l’autre côté, dans la paille, dans un rire collectif et complice. Eloan, ayant sauté sur son dit-agresseur, se trouvait sur lui, maintenait ses poignets engoncés dans la paille grâce à une prise ferme, de même pour ses jambes.
Sous Eloan se trouvait à présent un corps pour le moins assez fluet, et fin, mais néanmoins agréable à l’œil. Ce petit corps était recouvert d’une robe aux pans pourpres, tandis que le corset était paré d’un ton bleuté et resserré d’un lacet céruléen. Ses épaules étaient nues, mais si pâles qu’elles pouvaient se confondre à la paille qui les recouvrait par endroit, tout comme ses cheveux châtain-clairs.
    « — Alors comme cela, Mademoiselle exige un bonjour ! commença Eloan d’un ton moqueur.
    — Parfaitement ! Cela ne se fait pas d’oublier les dames et de faire passer un cheval avant elles ! Et les bonnes manières alors ! s’offusqua presque la jeune femme, en arborant une voix soutenue à l'outrance.
    Eh bien, j’ai le droit de dire bonjour et de parler à mon cheval, et tant pis pour les bonnes manières.
    — Eloan, te rends-tu compte que tu parles à un cheval !
    Ne me dis pas que tu es jalouse d’Hamilcar, Gabrielle, tout de même !
    — Si ! Car j’ai le droit à mon bonjour ! »
Le jeune homme se releva, puis tendit une main à son amie, qui se releva aussitôt. Ils se confrontèrent du regard un instant, en se débarrassant chacun de la paille qui s’était glissée un peu partout dans leurs habits respectifs, puis ne purent s’empêcher de rire avant de s’embrasser amicalement et tendrement en guise de bonjour.
Gabrielle était une amie d’enfance d’Eloan, et même, pouvait-on dire, la plus tendre amie d’Eloan, à tel point qu’il la considérait comme sa propre sœur, celle qu’il n’avait pas eu. Tous deux partaient s’amuser dans le fin fond de la forêt d’Holmur, jusqu’à s’y perdre, y restaient des nuits entières, s’imaginant mille-et-unes choses, s’enfermant dans une rêverie commune. Ils s’arrêtaient à l’auberge de la Grande Ourse, se désaltérait de songes sans fin, égrainait des rimes et des rêves, jusqu’à ce que le sommeil ne les rattrape pour dormir sous l’enseigne du Ciel Tutélaire.
    « — Alors, as-tu gardé les deux sacs que je t’avais donnés ? s’enquit Eloan en tenant chaleureusement sa sœur par ses frêles épaules.
    — Oui, ils sont là, derrière le foin, répondit-elle en les désignant d’un geste machinal de la tête.
    Parfait ! » S’enthousiasma l’intéressé, en s’élançant sur la paille, nageant presque sur le tapis d’or pour en retirer les sacs.
Quand il se fût relevé, il brandit ses deux sacs d’un air triomphant un sourire aux lèvres, c'était deux sacs usagés, de couleur brune, qui passaient vraiment inaperçu.. Il en laissa tomber un au sol, puis se dirigea dans le box d’Hamilcar dont il referma soigneusement les portes battantes.
    « — Bon, que comptes-tu faire cette fois-ci, encore, Eloan ?
    Quoi ? Tu n’as pas encore deviné ? répondit l’interpellé, d’un air préoccupé et occupé.
    — J’ai bien des idées qui me viennent, mais je ne suis jamais sûre de rien avec toi il faut dire !
    Ah, l’art et la manière ma chère, l’art et la manière ! s’exclama le jeune homme, en apposant sa chemise puis son pantalon sur une porte du box.
    Gabrielle retint une interjection de stupeur avant de s’écrier en se retournant, comme par réflexe: «— mais qu’est-ce que tu fais encore Eloan ?!
    Je me déshabille, ça ne se voit pas peut-être ? Tu veux que je sorte ? »
La jeune femme se contenta de soupirer longuement en secouant la tête en signe d’incompréhension. Puis le jeune homme ressortit, habillé de vêtements forts simples, qui pouvaient faire penser à un homme pauvre, voire miséreux, ce n’était rien de plus que de la toile. Sa fluette compagnie se retourna alors pour regarder dans quel accoutrement se trouverait son ami.
    « — Où as-tu été déniché ça ? S’interloqua Gabrielle, de toute évidence surprise par cette nouvelle apparition, et arborant des yeux grands ouverts.
    Ces quasi-haillons ? Ils viennent de chez ton voisin il me semble. J’en aurais bien demandé à ton père, mais, ma foi, sa carrure est trop forte pour que je ne puisse éviter de flotter dans ses vêtements. »
Sans ne rien ajouter, la petite sœur imaginait déjà mieux les desseins d’Eloan. Elle se baissa, prit entre ses doigts fins de la poussière mêlée de terre qui se trouvait entre les fentes des pavés de l’écurie et s’approcha de lui, pour soudainement lui ébouriffer les cheveux et parcourût son visage de ses mains sales.
    « — Voilà ! Maintenant on y croirait davantage ! ajouta-t-elle en souriant chaudement.
    Ah ! Que ferai-je sans toi ! répondit Eloan se frottant la bouche du revers de la main.
    — Rien ! La question ne se pose pas !
    Évidemment ! Que ferai-je sans mon adorable petite sœur ! Acheva Eloan, en se préoccupant maintenant de préparer Hamilcar au voyage. Pourrais-tu me donner la selle et le harnais contre le mur, les plus usagés, Gabrielle, s’il te plaît ? »
La jeune femme s’exécuta, prit la selle dont les étriers tintèrent joyeusement, et la passa au-dessus de la porte à double battant, Eloan la saisit et l’installa sur le dos du cheval avant de resserrer le lien sous le ventre d’Hamilcar. Une fois son destrier prêt, le second sac sur l’épaule, Eloan, suivi de Gabrielle, sortirent de l’écurie, puis du village. Ils restèrent muets un moment, tout en arrivant aux falaises où leurs odorats étaient déjà chatouillés par l’embrun de la mer. C’est Gabrielle qui tenait Hamilcar par la bride, tandis qu’Eloan marchait le long de la muraille rocheuse, juste au bord, jouant à équilibriste, comme l’aurait fait un enfant. La jeune femme n’en tint pas compte, elle avait pris l’habitude des exubérances de son ami, bien qu’elle s’inquiétât toujours qu’il ne tombe. De près, la hauteur qui séparait le groupuscule de la mer était vertigineuse, entre eux, on pouvait voir une véritable cascade de rochers et de brisants qui dévalaient le front de la falaise jusqu’en bas. A regarder en bas, on ne pouvait qu’avoir peur de la chute, et de cet hideux et effroyable spectacle de roche, à la fois l’incarnation d’une peur, et d’une beauté naturelle. C’était une façade, ridée comme une vieillarde millénaire, mais non vieillie, intacte et solide, presque imperturbable, car la mer venait rudoyer, longuement mais avec acharnement, jusqu’à tailler le roc, et le réduire en poussières sablonneuses.

Petit à petit, le couple et le cheval arrivèrent sur un passage fugace qui s’élançait vers le bas de la falaise, jusqu’à une grève. Sa douceur sablonneuse reflétait la lueur du soleil d’été, et c’est presque sans hésiter qu’Eloan fût attirer par elle. Ce dernier s’élança sur le sentier rocheux et ardu, connaissant la place de chaque pierre, chaque crevasse, chaque emplacement. Ses haillons flottaient contre le vent et ses cheveux dansaient à sa suite, comme une chevelure étincelante d'une comète qui poursuit son astre. Une fois en bas, alors que Gabrielle et Hamilcar n’étaient arrivés qu’au milieu du parcours, Eloan retira ses chaussures de toile, chaussures d’été de paysans, et se mit à courir sur la grève, sentant la fraîcheur et la douceur du grain pénétrer ses pieds, enfantant des nuées de sable sur son passage et savourant l’embrun qui s’immisçait sur sa peau et entourait son corps. Le jeune homme tournoya alors de plaisir, sans cesse, puis s’avança vers l’eau montante, où il plongea ses pieds avec délectation, à peine s’il eut eu l’audace de se déshabiller et de s’enfoncer dans les eaux claires de la baie d’Holmur.
Gabrielle, elle, arrivait doucement, regardant son grand ami d’un œil affectueux. Elle se disait, quelque part, qu’Eloan avait su garder la joie de vivre, et la contemplation des choses simples, qui émerveillent la vie. Et cela la réjouissait, en fin de compte, Eloan n’était pas un homme si compliqué que cela, une fois éloigné de la société et de la politique… C’était un homme en paix. Enfin, la jeune femme arriva au niveau de son compagnon, Hamilcar toujours tenu par la bride, puis elle lui demanda :
    « — Alors, où pars-tu, cette fois-ci ?
    Oh, je ne sais pas exactement pour tout dire.
    — Mais comment peux-tu partir sans savoir où tu vas, et ainsi sans même savoir combien de temps ?! s’interloqua Gabrielle.
    Je pars à l’aventure, c’est tout. Je pars en découverte, c’est la grande joie des vacances d’été, j’ai tout le temps devant moi ! Il y a tant de choses devant soi !
    — Sais-tu à peu près où tu vas ? s’inquièta-t-elle.
    Oui, en Ignis. »
Son interlocutrice en resta bouche-bée d’effarement. En Ignis ! Rien que cela ! Un territoire hostile, où en un rien de temps, un prince pouvait devenir un piètre esclave ! Alors que dire d’un étranger ! En moins de temps qu’il ne le fallait, Eloan pouvait y être exécuté, et si quelqu’un venait à savoir qu’Eloan dispensait des cours à l’université de Mihailov en tant qu’enseignant de langue ancienne, il serait alors brûlé sur le champ, pour hérésie !
    « — J’espère que tu te rends compte dans quoi tu mets les pieds Eloan !
    Oh, oui, parfaitement, sinon je n’irais pas !
    — Mais il faut vraiment que tu sois inconscient ma parole ! Tu sais ce qui t'attend et tu y vas quand même !
    Possiblement oui. Mais c'est ce qui rend la chose intéressante : le goût du risque, et la découverte de l'inconnu.
    — Si tu le dis, et si tu es décidé. Puis je présume que je ne pourrai pas te faire changer d'avis ? se résigna-t-elle en soupirant.
    Ne t’en fais pas, va ! Je suis toujours revenu entier ! »
Gabrielle ne répondit pas, elle lâcha la bride d’Hamilcar et s’avança lentement vers son ami, pour l’enlacer affectueusement, sa tête enfouie dans le creux de son épaule. Il fallait dire qu’Eloan comptait beaucoup pour elle, et qu’elle aurait bien voulu partir auprès de lui, pour le suivre dans sa soif de découverte du monde. Mais elle devait rester auprès de ses parents, pour subvenir aux besoins de la famille. Dans une famille assez démunie, on ne pouvait pas se permettre de partir en « vacances ». Après tout, le terme de « vacances » était quasiment réservé aux classes aisées et n'était vraiment pas de mode dans les classes populaires. Eloan avait bien essayé de l’en convaincre, de vouloir l’aider financièrement, mais cette idée était encrée en elle, elle devait rester près de ses parents, un point c’est tout.

Au loin, on put voir un grand bateau, aux larges voiles rougeâtres. Plus près, on voyait une grande chaloupe, se dirigeant sur les côtes d’Holmur. Dessus, on pouvait distinguer trois hommes. En les voyant approcher, Eloan relâcha son étreinte et vint disposer son sac sur le dos d’Hamilcar, mais avant, il en sortit un petit sac en cuir. Une fois arrivée sur la grève, un homme sortit de la chaloupe et se mit en marche vers les deux amis. Il parlait à ses hommes d’une voix ferme, leur ordonnant de rester dans l’embarcation. A en écouter l’intonation, il s’agissait sans aucun doute de leur Capitaine.

Il avait un habit de tous les jours, une vareuse de gros draps marins, et un pantalon à jambières goudronnées, ce qui paraissait indiquer son statut de marin. Ses épais souliers de cuir brut aux semelles garnies de clous, laissaient sur le sable une emprunte plus ressemblantes à une serrure de prison qu’à un pied d’homme. Sa carrure était forte, son cou et ses épaules carrées. De plus près, ses cheveux étaient coupés assez courts et étaient aussi noirs que l’if. Sa peau, elle, hâlée et travaillée par le soleil, démontrait que c’était un marin de longue date, habitué aux voyages au long-cours. Son front était large, traversé de rides à la fois soucieuses et sévères. Avec ce tout, à vue de nez, cet homme avait la quarantaine d’année. Une fois près de ses contacts, il tendit sa main au blondinet, qui paraissait bien frêle à côté de lui, on aurait dit une vulgaire mouette aux côtés d’un gigantesque albatros. Eloan esquissa un sourire presque gêné et lui serra la main, celle du marin était beaucoup plus grande et forte, voire rude, on y voyait le travail des cordages et du bois. Le jeune homme débuta alors le dialogue, avec un ton affirmé :
    « — Bonjour Capitaine !
    — S’lut p’tiot. Alors c’est toi qui veux nous suivre jusqu’au terminus ? rétorqua la Capitaine, d’une voix mêlant curiosité et autorité.
    Oui, c’est bien moi, affirma le « p’tiot ».
    —Je ne sais pas ce qui vous pousse à venir avec nous, et pourquoi vous avez pris tant de mal à nous contacter pour cela, mais donnez-moi la part du marché et en route. Moins j’en sais pour l’instant, mieux je me porte.
    La voici, concorda le blondinet en tendant son petit sac, il s’agissait d’une bourse de pièces d’or. Vous obtiendrez l’autre moitié une fois à destination.
    — Ça marche, répondit le marin, en prenant dans sa grosse main le sachet, sans en regarder le contenu. Alors en route, et dépêche-toi, intima-t-il.
Le jeune homme ne prit pas la peine de répondre et se dirigea de suite vers sa meilleure amie, il la serra fortement contre lui, et l’embrassa tendrement sur la joue, signe qu’il allait revenir au meilleur de sa forme, et qu’il ne fallait pas s’inquiéter. Pour autant, Gabrielle allait s’inquiéter, et se répétait qu’Eloan était vraiment fou de s’éloigner autant de sa famille, de son domaine et de sa patrie. Ce dernier prit les rênes d’Hamilcar et le poussa à le suivre. Malheureusement pour lui, il devrait souffrir de monter dans la chaloupe, puis de faire le voyage dans la cale, et heureusement pour les marins, le navire était équipé pour cela. Les trois marins, Eloan et son cheval quittèrent ainsi la grève sous les yeux de Gabrielle, et étrangement, on présentait dans les yeux de Gabrielle qu’elle savait qu’il arriverait quelque chose à Eloan lors de son voyage, qu’il en reviendrait différent, changé.

∞∞∞∞∞
À présent embraqué, depuis plusieurs heures, Eloan respire le grand large dans ses poumons. Cet air cru des mers fouette son sang, et fait passer des frissons sur sa peau. Il ouvre la bouche toute grande pour profiter des embruns, il écarte sa chemise pour qu’il lui batte la poitrine et lui parcourt le corps.

Un peu plus tard le capitaine est venu le voir, lui qui regardait la côte, au loin sur l’horizon, il voulait savoir pourquoi ce jeune homme, d’allure paysanne, se rendait à Ignis. Néanmoins, il n’était pas dupe, et il savait qu’en le payant, il était loin d’être miséreux. Eloan ne lui répondit qu’une chose, lui dit qu’il partait en quête du monde. Le Capitaine ne put qu’hausser les épaules d’incompréhension, en marmonnant un « ah, ces jeunes aujourd’hui… ».

Vous vous demandez peut-être comment Eloan a pu prendre contact avec ce navire marchand, venu d’Ignis ? Ça n’a pas été difficile à vrai dire : le domaine d’Holmur comporte de nombreuses îles à son extrême nord-ouest, qui comportent elles-mêmes de nombreuses villes portuaires. Le jeune homme y était déjà allé, après tout, c’était chez lui, et s’était renseigné sur les navires qui mouillaient dans les ports, et c’est sans grande difficulté qu’on lui noua contact avec un équipage fiable venu d’une contrée calme d’Ignis. Après, il ne restait plus qu’à payer son trajet, heureusement pour lui, avec de l’argent, il était aisé de passer par la voie maritime, car l’emploi des voies maritimes n’était pas vraiment monnaie-courantes, les terres étaient largement privilégiées et étaient sous la poigne du Roi d’Ignis, tandis que les mers ne possédaient pas encore de régime stricte, et étaient largement oubliées et sous-évaluées…

Le lendemain, comme tous les jours qui suivirent, sous un soleil assommant, le fils Galaad restait sur le pont, profitait du moment présent, écoutait les dentelles marines s’échouer contre la proue du navire, regardait les oiseaux marins nager au-delà du mat, observait les dauphins danser et virevolter auprès de la coque, accompagnant les marins dans leur voyage. Parfois, Eloan s’étendait contre le pont du bateau, regardait le soleil qui le forçait à cligner des yeux, jusqu’à s’en rendre aveugle, et trempait ses mains dans l’eau bleue et fraîche en descendant à une corde. A rester sur le pont ainsi, il était devenu une réelle curiosité aux yeux de l’équipage… Quelques fois, il arrivait qu’Eloan discute avec les matelots, quand ceux-ci avaient du temps devant eux, néanmoins Eloan se rendait bien compte qu’ils n’appartenaient malheureusement pas au même monde que lui. Parfois, le jeune homme se risquait à poser quelques questions sur le lieu de destination, pour préparer le terrain, pour connaître l’atmosphère de l’endroit, et surtout se mettre au courant. Voilà ce qu’on pouvait entendre :
    «— L’endroit n’est pas des plus riches, il est même pauvre, mais il est assez tranquille faut dire, les gens y sont de bon cœur. Bien dirigé, on n’y craint pas trop les brigands.
    — Oui, mais on raconte que la région est régie par une sorcière mystérieuse et envoûtante, qui n’apporte que la mort aux hommes qui la désirent, et il paraîtrait même que tu ne peux pas t’empêcher de la désirer au moindre regard, et que le Roi Iskandar lui-même aurait des sueurs froides rien qu’en pensant à elle !
    — Oh, c’est intéressant ça, ça me changerait de ma femme ! s’esclaffa un marin Ignisien, de suite brutalisé d’un coup de coude par son acolyte des mers.
    — On ne doit pas rigoler de ça voyons, ces rumeurs ne sont pas là pour rien, en plus on dit qu’elle a tué de nombreux hommes, imagine que tu sois le prochain !
    Mais venait alors rapidement le Capitaine, qui, d’une voix ferme et noble, presque avec des tons d’acier, remettait tout le monde à sa place :
    — J’vois pas ce que Dame Azaïr pourrait faire d’une loque comme toi en tout cas. Bon si vous n’avez plus de bêtises à jacter au sujet de Dame Azaïr, bénissez là puis allez m’astiquer le plancher, et que ça brille ! Au boulot bande de perroquets ! »
À vrai dire, c’était une scène assez amusante à regarder et à écouter, il fallait l’avouer. La rumeur intrigua Eloan un temps, mais il se disait que c’était une rumeur paysanne comme on en trouve tant sur tant d’autres personnes, il suffit d’avoir une personne mal connue, quelques commères douées d’une imagination débordante, et la rumeur était lancée, et nourrie par le temps.

Durant la voyage, il arrivait que le jeune homme parcourt le navire, le sillonne de la poupe à la proue, de la cale en haut du mat, grimpant sur les cordages. Aussi, il visitait tout de son regard azuré empreint de curiosité, il ne manquait pas d'importuner le capitaine pour lui poser des questions sur le gréement, sur les manoeuvres ou bien sur la côte qu'ils longeaient en ce moment tout comme les poissons qu'ils pouvaient ramener dans leurs filets pour se nourir. Au jour le jour, Eloan remplissait ses calepins de la tumultueuse encre de la découverte et de l'enrichissement. Parfois, il dédiait même à un sujet un poème entier, cousu de vers au lexique pur et au rythme sensuel, qui subsistera en tant que vestige. Le vestige de sa mémoire pour lui avouer jusqu'à la fin de ses jours « tu y étais, tu l'as vécu ».

Mais sinon, le reste du temps, ah, quel plaisir de parcourir les eaux aussi longuement, de se livrer à la contemplation et de tout coucher, la moindre sensation, l'infime émotion, sur le papier. L’eau, toute une symbolique inconsciente pour Eloan, c’était, après tout, son élément de prédilection, son affinité comme on pouvait l’appeler. Ce n’était pas la fougue du feu, mais c’était l’accalmie de l’onde, pourtant, l’eau était versatile, de son ressac éternel, elle peut se trouver sereine ou agitée. C’est avec le temps, qu’elle arrive à bout des rocs, à bout de tout. C’est peut-être de là que provient l’extrême ténacité d’Eloan.

Le jour fatidique était enfin arrivé. L’embarquement se ferait apparemment en la ville d’Ha Long, vers huit heures du matin. Eloan avait eu vent de la beauté de ce lieu, et par bonheur, ce jour-là, le temps était radieux, le soleil n’était pas encore très haut dans les cieux, mais on ne pouvait qu’admirer la baie. Le ciel, justement, était teinté d’un bleu enchanteresse et inouï. Mais le plus beau demeurait le paysage, les eaux baie d'Ha Long étaient, par ce temps, d'une couleur émeraude, ravivé par un flot baigné de soleil, ce qui donnait aux eaux une myriade de scintillements, d'éclats. Aussi, ces eaux profondes, et qui semblaient poissonneuses, étaient gardés par de gigantesques colosses. L'un était droit, d'une stature imposante, et surveillait de sa hauteur toute la baie. Un autre, allongé sur les eaux, semblait paresser un peu tandis qu'il veillait sur les pêcheurs. Il y avait là des dizaines et des dizaines de gardiens, qui conservaient chacun sa propre part de mystère et préservaient la baie de leur éminente taille, tout en semblant protecteur et menaçant.

Le Capitaine du navire, qui, par ce temps, avait quitté sa vareuse, accompagna Eloan sur le quai en bois d’Ha Long, quai de fortune. C’est d’un air décontracté qu’il aida Eloan à décharger Hamilcar du navire, et qu’ils commencèrent à discuter, comme de bons amis de longues dates :
    « — Tenez Capitaine, voici le reste de la rémunération, comme prévu !
    — Merci p’tiot ! Dis, gamin, t’sais vraiment pas c’que tu vas faire ici ? Car c’est assez perdu comme endroit, puis faudra faire attention, on est pas à Ventus ici, gars.
    Ne vous inquiétez pas pour moi, tout se passera bien.
    — D’accord, alors porte-toi bien. Puis s’t’as besoin, notre équipage a fini son trajet, mais on sera dans le coin sans doute. S’tu m’cherches, demande Vingtras, tout le monde me connaît ici.
    Je vois… Je viendrai vous chercher avec plaisir si j’ai besoin, Vingtras ! Encore merci pour les quelques vivres !
    — Allez, de rien, bonne route p’tiot. »
Le jeune Ventusien s’écarta, tenant son cheval par la bride, fit un signe chaleureux à Vingtras en guise de salut, et s’enfonça vers le sentier qui lui ferait découvrir les contrées reculées d’Ignis. La journée s’annonçait exquise. C’était par réelle chance que l’équipage fût débarqué à huit heures du matin et le fils Galaad s'en réjouissait, il avait toute sa journée devant lui sans se soucier d'aucun hébergement. Puis s’il faisait beau, dormir à la belle étoile ne le dérangeait guère, du moment qu’on ne vinsse pas le déranger lui.

La matinée fût calme, tout l’avant-pays de l’Azaïr, -cette contrée avait été nommée ainsi par les matelots, était constitué d’éminentes plaines, sillonnées de champs, mais aussi d’herbages, assez verts pour cette période estivale, ce qui témoignait, sans doute, d’un climat encore humide et clément dans cette région. En s’enfonçant un peu dans cette contrée, les vents côtiers se faisaient plus rares, mais la fraîcheur du lieu restait intacte, revigorée par des rivières, jalonnant ci-et-là des rizières qui exhalaient une odeur singulière mais agréable. Ces champs et rizières étaient travaillés par des paysans, hommes et femmes, tous avaient l’œil accueillant et bienveillant, pourtant, il se dégageait d’eux une certaine anxiété, comme s’ils se méfiaient des étrangers. En Ignis, Eloan se dit que c’était normal, peut-être était-ce un a priori, mais Ignis n’était pas réputée pour sa cordialité.

Vers l’heure de midi, le jeune ventusien fît une courte pause, pour qu’Hamilcar puisse s’abreuver dans un cours d’eau, et que lui puisse manger un bout de ce que lui avait gracieusement donné Vingtras. S’étant allongé, il voyait rentrer des champs des femmes qui discutaient gaiement, toutefois intriguées par sa présence, mais surtout par la joie de vivre et la liberté qui émanaient de lui. Eloan n’hésita pas à leur adresser un bonjour aimable et enjoué, qui leur décrocha de gracieux sourires et rires cristallins, comme si son chaleureux accueil avait fait fondre leur crainte de l’inconnu. Le temps qui lui restait de sa pause, il le passait à retranscrire tous ce que ses yeux voyaient en mots, dans son calepin en beau cuir, qui pouvait savamment résister aux assauts de l'eau et qui demeurait endormi dans un poche, contre sa poitrine, jusqu'à ce qu'il le réveille d'un saisissement nouveau, d'une passion inédite.

Après un certain laps de temps, le sentier de terre accueillit de nouveau la marche paisible d’Hamilcar et de son maître. Ils n’étaient pas pressés, et Eloan n’était uniquement venu pour découvrir de nouvelles contrées et nouveaux paysages. Les plaines une fois traversées, apparurent aux yeux d’Eloan un panorama vallonné, transpercé de rivières, de cascades aux eaux fraîches, d’arbres amènes frissonnant sous la légère brise, de quelques pâturages, bercés en amont et en aval des collines. Ce paysage était épuré, mais d’une beauté rare… L’Azaïr alors ? Eloan se souviendrait de ce nom, de la façon la plus intacte et la plus inaltérée que sont ses souvenirs et son écriture.

Vers le milieu de l’après-midi, aux alentours de quinze heures, une brise chaude s’éleva dans les airs, et à l’horizon, des nuages sombres et menaçants s’approchaient, provenant du sud de la contrée, provenant des mers. Ils arrivaient rapidement, le vent avait gagné en intensité, et on entendait déjà le tonnerre au loin, tonnerre qui se rapprochait dangereusement. Eloan inspira profondément, et dégagea tout l’air qu’il avait inspiré en un incroyable soupire de lassitude… Ah, la journée avait été trop idyllique pour qu’elle puisse s’achever de la même manière… Hamilcar, sur l’ordre de son cavalier, prit alors le galop en direction de ce qui se trouvait être des montagnes, au loin. Là-bas, il y aurait sans doute des habitations qui pourraient lui indiquer où il pourrait se protéger de l’orage. Néanmoins, la tourmente l’aura certainement rattrapé d’ici-là. Et en effet, ce moment ne tarda pas. Au bout d’une heure de course, l’orage était là. Le vent était si fort que des débris, ci-et-là, s’envolaient dans ses bourrasques. Quelques fois, le ciel, gris et noir, se transperçait d’une lueur éphémère, mais pourtant assourdissante, qui déchirait et éventrait les nuages. Eloan, sur la route, croisa un paysan, il l'aborda rapidement. Pourtant le vent soufflait tellement, que pour se comprendre, les deux hommes étaient réduit à crier :
    « — Bonjour, je vous prie de m’excuser. Je ne suis pas d’ici, mais je désirerais trouver un abri pour la nuit, sauriez-vous où je pourrai m’abriter ?!
    — Ah mon pauvre homme, il n’a pas guère d’endroit sûr ici, répondit-il en s’égosillant presque. Mais vous pouvez aller demander le gîte à la demeure d’Himeji, c’est un peu plus loin, enclavé dans le mont que vous voyez peut-être là-bas. Ils sauront vous accueillir. D’ici, il vous faudra deux bonnes heures pour y arriver, à cheval.
    Merci Monsieur. Qui dois-je demander ?
    — Dame Azaïr, s’exclama le paysan, en saluant bien Eloan, et en s’empressant de prendre un autre chemin, sans doute rentrait-il chez lui.
Eloan ne perdit pas de temps et continua sa course. Hamilcar courrait aussi vite qu'il le pouvait, pour éviter le pire de l'orage, néanmoins, au bout d'une dizaine de minute, les rafales de vent et les nuages sombres les avaient rattrapés, porteur de trombes d'eau et d'éclairs. Rapidement, Eloan et Hamilcar furent trempés des sabots du cheval jusqu'aux racines capillaires du blondinet. Les vêtements du jeune homme alors imbibés au maximum d'eau était beaucoup plus lourd à porter, mais Hamilcar tint bon et continua à courir sous la pluie torrentielle.

L'atmosphère était bien sombre : alors que c'était seulement la fin d'après midi en ce jour d 'été, on se serait crû en soirée. La force et la puissante de cet orage étaient des plus monstrueuses. Mais enfin, le destrier et son cavalier arrivèrent en bas du mont Himeji. C'est dans un dernier effort que le coureur des plaines s'attaqua aux rochers escarpés qui jonchaient le pan de la montagne, son souffle était rude et âpre, depuis tout à l'heure, il courrait au plus loin que ses pas pouvaient le mener, et même sous la pluie fracassante, Eloan pouvait ressentir ses poumons qui vibraient et rejetaient une haleine torride et infernal. Le chevaucheur, lui, ne se portait pas mieux, il avait dû rester concentré pour guider sa monture, tout en restant en permanence entre le bouillonnement de l'air, le tranchant effroyable du vent et la froideur de l'eau qui s'effondrait du ciel : la fièvre le gagnait. La robe d'Hamilcar, elle, était bouillante, et il en eût fallu peu pour qu'elle s'enflamma pour de bon. Dans sa course vers les sommets, Hamilcar glissa sur une pierre lisse, désormais inondée sous les eaux qui jaillissaient à torrent des hauteurs. Eloan, suivi de son cheval, chuta contre un roc et s'y écharpa le bras, la chair à vif. La chaleur insupportable de l'orage ajoutait au supplice du coursier et de son maître, qui, tant mal que bien, n'avait pas réussi à remonter sur Hamilcar. Mais enfin, comme une délivrance, après une marche difficile, ils arrivèrent à la hauteur de la demeure : se dressait alors devant eux une vaste muraille qui s'élevait vers les cieux, et une grande douve qui plongeait dans les profondeurs. Eloan ne savait si la fièvre le menait à délirer, mais il tenait Hamilcar par les rênes et s'avança sur le pont qui liaient les profondeurs abyssales aux cieux ténébreux. Le ventusien s'essaya à mettre un pas devant l'autre mais ne pût s'y résoudre et se maintint sur son cheval. Cette course l'avait bien fatigué et son bras, sous la chaleur, lui était pesant et douloureux, sans compter qu'il avait été abondamment écorché et du sang s'en était déversé conséquemment. Une course harassante de trois heures, entre les éléments, voilà à quoi se résumait cette débandade frénétique. C'est alors que trois hommes vinrent à lui, en costume de gardes, eux avaient bien remarqué que le nouvel arrivant était en bien piteux état. Le jeune Galaad put leur dire avec l'un des rares souffles qui lui restaient :
     « — Je mande l'hospitalité de Dame Azaïr. »
Dame Azaïr... Cela lui disait quelque chose, soudainement... N'avait-il pas déjà entendu quelque chose à son sujet...
∞∞∞∞∞

Kaede d'Azaïr
Kaede d'Azaïr
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Age : 24
Métier : Conspiratrice, aventurière.
Humeur : Sarcastique.
Points Histoire : 50
Dim 7 Oct - 3:32
    « ‒ Dame Azaïr ? »

Le foisonnement et les frissons incessants de la nature épuisaient et vidaient les hommes de tous leurs sens. Au labeur depuis l’aube dans le chaos sublime et inhumain du monde, les paysans se perdaient et s’oubliaient. Kaede elle-même ne reconnaissait plus le murmure de son nom. Lorsqu’elle levait son regard, l’immensité des rizières le happait et l’engloutissait dans ses chutes verdoyantes à flanc de montagne. Alors, elle se voûtait et repiquait les plants qu’elle tenait en main. L’eau, encrassée et opaque, reflétait l’éclat terrible du soleil et la lumière insondable consumait peu à peu les yeux de la jeune femme, jusqu’à les aveugler bientôt. Ses pieds nus s’enfonçaient dans la boue glaciale et elle croyait les perdre dans les entrailles de la terre. Ils ne lui appartenaient plus.
    « ‒ Pardonnez-moi ? Dame Azaïr ? »

Kaede leva sèchement la tête et reprit soudain conscience de son existence dans le monde. Ses yeux s’agrandirent et il leur fallut quelques instants pour débarrasser les couleurs ivres de la rizière de leur douloureux chancellement. Quand elle vit clair, il lui sembla soudain retrouver tout à la fois l’ouïe, le toucher et l’odorat. Le sang battit à ses oreilles et les battements de son cœur soulevèrent son corps tout entier. Elle fut ébranlée par le tapage trop vif de la marée paysanne en kimonos rouges et bleus, et par le vacarme de la verdoyance naturelle impitoyable. Des éclairs bleus et jaunes vinrent briser son champ de vision si brut en mille éclats bariolés : c’était le long bourdonnement des libellules et des papillons, qui fendait les airs. Entre ses doigts de pieds, elle sentait se couler les têtards visqueux et en frissonnait doucement, comme un arbre chatouillé par le vent. Des essaims de mouches s’agglutinaient près de l’onde trouble et épaississaient l’air de leur crasse, de leur frénétique bourdonnement et de leurs battements d’ailes incessants : Kaede toussa. Le coassement furieux des grenouilles l’enveloppait dans un tissu sonore étouffant.
Enfin, inspirant comme une nageuse restée trop longtemps en apnée, elle se tourna vers Tatsuya qui commençait à piétiner d’impatience à ses côtés.
    « ‒ Dame Azaïr, je sais que vous n’aimez pas abandonner un travail inachevé, mais enfin, le ciel pèse de lourds nuages sur les montagnes, je crains qu’un orage ne s’abatte bientôt. Rentrons avant que la pluie ne nous glace jusqu’aux os.
    ‒ Pardonnez-moi, Sire Ikaku, j’avais la tête ailleurs. »

Kaede se redressa vigoureusement et rehaussa son chapeau pourpre sur sa tête pour jeter son regard d’or plus loin que l’horizon. Dans l’est lointain du ciel, les nuages s’amoncelaient, roulaient leurs vagues obscures et leurs blanches écumes à la poursuite du soleil. Le vent s’était levé et ses mugissements appelaient déjà les ténèbres sur Hagi et Himeji. La jeune femme respira à pleins poumons et ses yeux illuminèrent les mers célestes. Ils percèrent les nuages jusqu’aux confins d’Azaïr et elle finit par hocher la tête d’un air songeur.
    « ‒ Vous avez raison, dit-elle, en rassemblant ses quelques cheveux épars dans sa nuque et sur ses épaules, et en les arrangeant dans son chapeau. L’orage est déjà sur Ha Long. Il se fait tard de toute façon, on doit déjà nous attendre à Himeji. »

Tatsuya se frotta vigoureusement les mains, satisfait que la contrainte de l’orage vînt le séparer d’un si pénible travail. Il s’étira et dégagea ses pieds de la boue où ils étaient engoncés afin de monter sur une bute d’herbes et observer Kaede qui repiquait néanmoins ses derniers plants de riz. Eh bien, quelle femme. N’était-elle donc jamais gagnée par la fatigue ? Pour lui, son dos était rompu, ses muscles distendus et brûlants, et ses os, prêts à se disloquer. Le poids des ans ne le favorisaient pas. Un jour, il se réveillerait et ne trouverait que des ruines au milieu de ses draps. Quelle tristesse que la vieillesse ! Il cessa de grimacer et de s’étirer quand il s’aperçut que Kaede avait achevé son repiquage et le considérait avec perplexité. Il eut un sourire gêné, mais elle ne sembla pas se formaliser de ses singeries et détourna son regard.
Elle essuya ses mains sales sur les pans inférieurs de son kimono et réajusta méticuleusement son habit. Puis elle rejoignit Tatsuya sur les herbes pour frotter ses pieds et chausser ses sandales. Alors, elle se tourna vers ses paysans et leur adressa quelques conseils en azarien, avant de les saluer, et de les laisser témoigner leur respect par leur plus respectueuses inclinations.
Ceci fait, ils quittèrent la rizière d’un pas vif et trouvèrent leurs chevaux dans le champ où ils les avaient laissés. Ils prirent place sur leurs montures respectives et une fois assise sur la selle d’Hayao, Kaede sentit tout le poids de son être s’évaporer. Son menton se leva et ses pommettes resplendirent, rehaussées par un sourire de tranquillité et de bonheur. Ses reins trouvèrent naturellement leur appui sur la selle et elle eut à peine à pousser les flancs d’Hayao pour qu’il se dirigeât sur le chemin d’Himeji. La venue de l’orage rendait l’air dense et plein de senteurs profondes et étouffantes. Tatsuya ne supportait pas ce temps qui l’écrasait sur la terre moite et cette humidité qui ravivait ses vieilles blessures de guerre, mais Kaede semblait y éclore comme une fleur. Son cœur fiévreux et son corps sensuel se nourrissaient de l’orage, de sa chaleur et de ses fragrances passionnelles. Elle murmurait une chanson du bout des lèvres et sa gorge frémissait comme celle d’un oiseau rieur.
    « ‒ Voilà qui est bien malheureux, soupira soudain Tatsuya, qui lorgnait la nuée immense, à l’est. Avec ce maudit orage qui se prépare, la fête estivale de ce soir devra être reportée… Moi qui pensais pouvoir me délasser l’esprit, oublier la chaleur moite, les moustiques et la boue des rizières, ah ! Je n’aurais que ma couche pour m’en consoler.
    ‒ Eh bien vous n’en dormirez que davantage, Sire Ikaku, remettez-vous, lança Kaede, en souriant. Si le temps est clément, les festivités auront lieu demain, prenez votre mal en patience, et surtout, ne blâmez pas l’été d’Azaïr. Il est mûr comme un fruit odorant et ensoleillé, sa peau ferme éclate sous vos dents et inonde vos sens en épanchant l’intensité de son jus. Qu’importent les moustiques, la chaleur et la boue, Sire Ikaku, notre été est la saison de la vie. Allez donc, venez ! »

Elle claqua de la langue à plusieurs reprises et Hayao hennit joyeusement. Il secoua sa crinière d’allégresse et s’élança en avant, avec toute la frénésie que les espaces immenses arrachaient à sa grande âme d’équidé. Ses naseaux s’exaltaient de l’air chaud qui y pénétrait et pulsaient comme un cœur chaud et endiablé. Il sentait le corps de Kaede contre son échine, il s’enchantait de sa confiance et se jetait éperdument dans la plaine où elle le poussait.
Elle s’enivrait du tapage des sabots d’Hayao sur la terre sonore. Lorsqu’elle se redressa et lâcha ses rênes, le cheval ne perdit pas son allure. Elle serra ses cuisses et ses jambes contre les flancs de son animal et écarta les bras pour accueillir toute la force des airs dans sa poitrine. Les spasmes formidables de la nature la frappèrent et l’inondèrent d’un grondement intense : alors, un instant, elle se sentit investie d’une vie dont le sublime la dépassait, juste avant que la pression ne lui écrasât les poumons et qu’elle ne dût se rabattre contre Hayao, haletante et grisée.
Jetant un regard amusé vers l’arrière, elle distingua Tatsuya et lui adressa un signe moqueur. Le cavalier ne s’offusqua pas, il n’eut qu’un simple sourire désabusé et ne voulut pas mettre son cheval au galop. Il avait eu son content de sensations naturelles pour aujourd’hui et ne pensait plus désormais qu’à la source chaude qui l’attendait à Himeji, et dont il rêvait silencieusement, les yeux comme deux vagabonds dans la plaine. Il était enveloppé dans un ensommeillement fiévreux et se laissait bercer par sa torpeur.

Une fois dans les enceintes d’Himeji, ils se séparèrent et gagnèrent chacun les thermes réservés à leur sexe. Kaede passa une bonne heure en compagnie d’Okuni qui la lava et la massa en discutant gaiement. Elle enduisit ses cheveux d’huile et d’essence de camélia, les rinça et les sécha avec douceur. Puis elle les coiffa en une tresse un peu lâche, qui exhalait les accents vifs et pétillants des fleurs, et qui lui balayait le bassin en ondoyant. Kaede s’habilla sobrement : la soirée s’annonçait très calme. Elle revêtit un kimono d’été en coton, sans doublure, teinté d’un bleu profond. Enfin, elle quitta Okuni et partit s’asseoir et se reposer dans le salon, où elle se fit servir du thé au jasmin.

Elle resta assez longtemps dans le salon et consultait ses rapports et ses comptes qu’elle complétait dans sa calligraphie rude et noire. Parfois, elle levait la tête et observait la nuit tomber avec la pluie et le jardin frissonner dans la tourmente naissante. Puis elle écrivait avec application, et elle écoutait Ophélia qui jouait du piano et Shin qui riait à ses côtés, à quelques salles de là. Quand l’obscurité l’empêcha d’y voir clair sur son papier, elle commanda une lanterne, qui lui arriva rapidement, et elle put travailler jusqu’à ce que des pas ne retentissent dans la pièce adjacente, et que le panneau ne coulissât.
    « ‒ Eh bien, eh bien ! Bonsoir en plein jour à Himeji. Quel orage, il m’a poursuivi, le manant, avec sa nuit de tous les diables ! »

Stupéfaite, Kaede tressaillit et se tourna soudain vers l’entrée du salon. L’homme qui venait de tirer la porte coulissante et qui se présentait à elle en la saluant vaguement ôtait son chapeau trempé et observait avec un désespoir exagéré son manteau de voyage qui gouttaient abondamment sur le parquet.
    « ‒ Seiren, par le feu d’Ignis ! s’exclama Kaede en se relevant d’un bond pour considérer son valet comme une bête curieuse. Comment, toi, ici ?
    ‒ Ah, ma Dame, si ma présence vous importune, je vous dis « serviteur », ma foi, et je m’en vais tout de bon ! s’exclama Seiren, d’un ton feignant le mécontentement.
    ‒ Canaille, tu connais trop bien mon bonheur ! »

Elle rit de bon cœur et s’approcha de lui pour le prendre par les épaules et l’observer de plus près.
    « ‒ Eh, cela fait des semaines que nous ne nous sommes pas vus, Seiren, et te voilà si gros et si gras !
    ‒ Que voulez-vous, ma Dame, c’est la misère, dit-il en reprenant un air de bonne humeur.
    ‒ Ah, la misère !
    ‒ Je cours de villes en villages pour vous, d’Azaïr en Ignis s’il vous plaît ! Oui, n’est-ce pas la misère ?
    ‒ Ah malheureux, tu me raconteras tes mésaventures une fois que tu seras sec. Aoko, viens débarrasser Seiren de ses habits et porte-lui une serviette ! »

La petite servante se précipita sur Seiren et lui ôta son long manteau noir et son chapeau, non sans grimacer en remarquant les flaques d’eau et de boue dont le valet avait maculé le parquet. Il lui sourit aimablement et lissa sa moustache avec satisfaction, tandis qu’elle le fusillait du regard. Bientôt, il fut couvert d’une épaisse serviette de coton et s’assit à la table de Kaede. Aoko lui servit une tasse de saké à la demande de sa maîtresse, puis elle s’affaira à éponger la crasse du parquet, avant de prendre congé. Kaede était absorbée dans une contemplation pensive du jardin noyé par l’orage et buvait son thé lentement. Finalement, elle se retourna vers son valet et haussa les sourcils d’un air hautain.
    « ‒ La prochaine fois, change-toi dans l’écurie ou dans les bains, n’est-ce pas ? »

Il ne répondit pas et inclina simplement la tête face à Kaede, avec un respect un peu blessé. Mais elle reprit presque aussitôt son sourire chaleureux et le considéra d’un œil malin et amusé.
    « ‒ Sire Ikaku est occupé à accorder le luth de Maiko, nous pouvons parler de ce qui nous plaît, mais à voix basse, restons discrets.
    ‒ Ah ! s’exclama Seiren en riant doucement. Il doit être devenu expert en matière d’instruments à présent, cet homme.
    ‒ Tu ne saurais t’imaginer à quel point. Eh bien, trêve de musique, quelles nouvelles ? »

Seiren garda son air narquois, but les dernières gorgées de son saké, observa le fond de sa tasse en haussant les sourcils, puis releva la tête vers Kaede :
    « ‒ Bien, les nouvelles, allons-y. Tout d’abord…
    ‒ De l’exactitude et des vérités, n’est-ce pas.
    ‒ Bien entendu, ma Dame. Eh bien…
    ‒ Quoique les rumeurs qui courent à mon sujet me sont d’un grand intérêt.
    ‒ Évidemment, ma Dame, c’est pourquoi…
    ‒ Et à voix basse, je te prie, si Sire Ikaku en finit avec son instrument, je préférerais entendre son pas pour entamer une autre conversation.
    ‒ Silence, alors ?
    ‒ Eh bien non, parle, Seiren !
    ‒ Ah, bien, vous me le permettez ?
    ‒ Assurément.
    ‒ Je n’attendais que votre autorisation, je l’ai, me semble-t-il ?
    ‒ Oui, oui, bon ! »

Il se servit une nouvelle tasse de saké et prit une lente gorgée avant de commencer d’un ton presque indifférent :
    « ‒ Votre réputation ne souffre d’aucun mal, quoique je dus m’employer à la charité pour rassurer quelques marins d’Ha Long qui me semblaient trop vous craindre. De vous à moi, je vous suggère d’y faire une tournée, pour rafraîchir les mémoires de votre bonté et de votre attention incomparables !
    ‒ Je le ferai, je le ferai, mais il est bien difficile de manipuler durablement et comme il convient des marins qui passent plus de temps en mer que sur nos terres, fit-elle en balayant l’ironie de Seiren en levant élégamment une main et en baissant les yeux vers sa tasse.
    ‒ Supérieurement jugé, ma Dame. Eh bien, en outre, le vaisseau de Vingtras a regagné Azaïr en ce jour, et, je l’ai appris de la bouche d’un de ses marins, ce matin, à Ha Long, il transportait un passager ventusien.
    ‒ Un passager ventusien ? Qu’est-ce encore que cette ineptie ?
    ‒ Un jeune aventurier, rien de terrible, ma Dame.
    ‒ Qu’y a-t-il en Azaïr qu’un Ventusien pourrait bien vouloir rechercher ? demanda-t-elle, en sombrant à nouveau dans sa méfiance habituelle.
    ‒ Je ne pense pas qu’il y ait affaire à inquiétude, Dame Azaïr, ce n’est qu’un voyageur comme un autre.
    ‒ Tu aurais dû te renseigner davantage sur son compte.
    ‒ Ah que de soupçons ! Mais il n’y a rien à en savoir de plus, est-ce que le Roi d’Ignis veut connaître l’identité de toute la plèbe de Lex sous prétexte que chaque mendiant rêve de lui planter un couteau dans le cou ? Non ? Bon !
    ‒ Fort bien. Vingtras a-t-il fait bon voyage ?
    ‒ Excellent, et il m’a assuré que les bénéfices de son expédition ne devrait pas tarder à vous tomber dans les mains.
    ‒ Et tes affaires à toi ?
    ‒ Elles roulent comme de belles pièces de monnaie dans les poches d’un bienheureux.
    ‒ Le sois-tu !
    ‒ J’ai fait la barbe à tous les hommes d’Azaïr, emberlificoté toutes ces dames de nouvelles étoffes, enquinaudé telle belle pour tel jouvenceau et me voilà enfin rétabli à Himeji, prêt à servir de nouveau Votre Excellence en tout ce qui lui plaira de me demander. »

***

L’orage dansait dans le ciel et Himeji lui répondait par sa musique merveilleuse. Kaede traversait la cour d’un pas précipité, ses sandales de riz se gonflaient d’eau et elle se sentait trébucher à chaque pas. Elle était au cœur de la tourmente. L’orage bondissait en cadence sur les toits plats des maisons : il semblait ainsi qu’un millier de pieds ébranlait leurs tuiles dans une fanfare sifflante et tonnante. Les voix du ciel étreignaient Kaede et la portaient à l’aveugle, elles résonnaient dans un chœur puissant et terrible : la basse noble et impitoyable du tonnerre roulait et déferlait dans les nuages, puis éclatait en claires et aigues coloratures quand l’éclair surgissait. La robe de la nuit s’ouvrait alors et la lueur furieuse qui en jaillissait était comme une jambe vive élancée qui venait frapper le sol sourdement. Les vents plongeaient dans la cour, ondoyaient derrière les enceintes, battaient les murs des bâtisses et les hauts arbres d’Himeji, ils tournoyaient tant et tant que la vigueur de leur valse emportaient tout avec elle. Leurs chants stridents s’envolaient, fendaient inexorablement les airs, se heurtaient au couvercle immense de la nuit et retournaient furieusement siffler sur terre. Le ciel s’était refermé sur Azaïr, il contenait les chœurs frénétiques du vent et résonnait comme une grosse caisse colossale sous les coups du tonnerre. La course de Kaede n’était qu’un chaos informe dans l’orage sublime. Toutefois, si son être n’était qu’un marasme dans cet Absolu, elle courait seule dans le grand art de la nature, il n’y avait qu’elle pour voir et entendre les démesures fantastiques du monde. Elle les créait en réalité. Elle engendrait elle-même une splendeur et une force qui la dépassaient infiniment.
Kaede poussa la lourde porte de la tour de garde et entra, enlacée par la chaleur et la puissance de ses vents, et la froideur aigue de la pluie. Elle monta les escaliers, l’air extatique. Son kimono et ses sandales étaient imprégnés d’eau, elle tremblait et tordait ses cheveux noirs entre ses mains. La pierre glaciale, les tuiles et le toit vibraient à l’unisson sous la danse orageuse, la tour devenait un immense orgue de bambou et poussait de grands souffles mélodieux.
Elle pénétra enfin la salle de garde. Cinq hommes en armures s’y trouvaient. L’un était posté face à la meurtrière et jetait son regard dans les brumes et la pluie, au-delà d’Himeji. Un autre se préparait à sortir sur la muraille pour effectuer une patrouille, et les trois derniers réchauffaient leurs membres gelés près d’un foyer. Le feu faisait luire leurs visages rougis par les températures extrêmes. Leurs ombres noires s’allongeaient sur le sol et grandissaient sur les murs, immenses ténèbres dans le halo d’or du foyer. A l’irruption de Kaede, ils se tournèrent ensemble vers elle et s’inclinèrent profondément. Elle leur répondit respectueusement et vint se placer entre eux. Le patrouilleur sortit et emporta dans son cœur déjà humide le réconfort du seul sourire de sa maîtresse.
    « ‒ Eh bien, quelle tempête ! » fit-elle, aux autres, avec sympathie.

Puis elle poursuivit en faisant mine de ne pas avoir remarqué leurs figures rouges et engourdies par l’air glacial :
    « ‒ Et quelle impassibilité est vôtre. N’avez-vous donc jamais froid, vous autres ?
    ‒ On ne se plaint pas, Dame Azaïr, on a un bon feu, et on se dégourdit les jambes quand l’immobilité nous glace de trop, répondit un soldat, fier d’avoir su décocher un compliment de Kaede.
    ‒ J’espère que ce n’est pas vous insulter que de vous avoir apporté une outre de saké bien chaud, dans ce cas. » lança-t-elle d’un ton rieur.

Les regards brillants qui se braquèrent sur elle la firent sourire largement et elle dégagea l’outre de son kimono mouillé. D’un geste engageant, elle tendit le saké chaud au garde le plus proche, et celui-ci l’accepta avec autant d’empressement que de gratitude. Kaede eut un rire plaisant et s’adossa au mur, devant le foyer, pour essorer tranquillement les manches de son kimono. Les soldats faisaient circuler l’outre d’alcool et prenaient un air plus enthousiaste à mesure qu’ils buvaient. La jeune femme sortit d’un pli de son vêtement une longue pipe qu’elle avait taillée sur le modèle de celle d’Eloy, et la bourra d’herbes qu’elle avait conservées dans une petite boîte. Tout en œuvrant avec une pierre à feu pour allumer sa pipe, elle commença à fredonner un air à boire, élégant, gracieux et léger comme une valse. Sa voix bondissait d’abord faiblement dans les flux et les reflux de l’allegretto, puis elle ne fit que siffler la fin du premier couplet.

« Buvons, buvons,
Dans ces joyeuses coupes,
Que la beauté fleurit ;
Et que l'heure fugitive
S'enivre de volupté !
[Reste des paroles sifflé.] »

Alors, elle tira une profonde bouffée de sa pipe et forma un rond de fumée en regardant le plafond. Son pied battait la mesure d’une mélodie qu’elle seule entendait et que la pluie répétait sur le toit de la tour. Alors, elle reprit d’une voix plus claire et allongea ses notes avec une jouissance artistique. Les gardes, alors rejoints par le patrouilleur qui avait achevé son tour, vinrent soutenir le timbre pur, puissant et voluptueux de leur maître par un chœur plus hétéroclite qui la fit rire joyeusement.

« Réjouissons-nous et buvons !
Parmi vous je saurai partager
Mes heures les plus joyeuses ;
Tout ce qui n'est du plaisir
Est folie dans le monde. … »

On lui tendit l’outre, qu’elle leva à la santé de ses soldats, et elle but quelques gorgées de saké, tandis qu’ils chantaient ensemble l’air populaire que Kaede avait entamé. Elle rendit la boisson au soldat et se délecta un instant de la chaleur et des nuances fruitées qui exaltait sa gorge, avant d’entonner avec eux le dernier couplet de la chanson. Le rythme dynamisé et la musique soutenue par les voix d’hommes, grandirent, tournoyèrent et résonnèrent dans la tour.

« Ah ! Réjouissons-nous !
Les verres, les verres, les chansons
Et les rires embellissent la nuit ;
Que dans ce paradis
Nous retrouve le jour nouveau ! »

Kaede fit durer la derrière note avec une puissance que les gardes ne surent soutenir et ils applaudirent tous quand sa voix colorée et agile reflua dans sa poitrine. Elle rit à nouveau et fuma avec délectation tandis que les gardes buvaient autour d’elle, avec une joie enflammée.
Soudain, le soldat qui se trouvait à la meurtrière tressaillit et se tourna vers Kaede, l’air inquiet.
    « ‒ Dame Azaïr, Fubuki me fait signe qu’ils ont intercepté un homme sur le pont.
    ‒ Un visiteur, sous une telle tempête ? Par Ignis, mais que nous veut-il ? »

Elle laissa sa pipe s’éteindre, puis la secoua vivement dans sa main avant de se redresser. Sa joie s’était évanouie comme le feu odorant qu’elle fumait et la méfiance assombrissait son cœur et son visage.
    « ‒ Je vais à leur rencontre, annonça-t-elle. Parle en azarien à Fubuki, dis-lui que je veux me faire passer pour l’intendante de la maison, sait-on jamais.
    ‒ Bien, Dame Azaïr.
    ‒ Homare, Katsu, venez m’ouvrir la porte. »

Elle rangea sa pipe et se précipita dans les escaliers, les sourcils froncés de désarroi. Les vents la happèrent dans leurs gueules glacées quand elle sortit de la tour, munie d’une lanterne allumée et suivie par ses deux hommes. Elle prit un souffle profond et serra les dents pour avancer sous la pluie battante. Homare et Katsu passèrent devant elle pour se ruer vers la porte qu’ils devaient ouvrir. Elle, fredonna doucement la chanson à boire qu’elle entonnait tout à l’heure et prit son courage à deux mains pour avancer dans la nuit.
    « ‒ Réjouissons-nous… Les verres, les verres, les chansons et les rires embellissent la nuit… »

Le vent qui pleurait dans des basses douloureuses malmenait la lanterne de Kaede. Elle tentait de la tenir sans se brûler les doigts, alors qu’elle glissait dans ses sandales mouillées ; et elle progressait obstinément vers la lourde porte que les gardes poussaient en ahanant. Lorsqu’elle eût passé l’issue, Fubuki vint à sa rencontre et se pencha vers elle afin de lui faire parvenir distinctement son propos :
    « ‒ C’est un cavalier, Dame Azaïr, il vous demande l’hospitalité.
    ‒ Fubuki, pesta Kaede, lorsqu’un étranger se présente à ma porte, la première chose que je veux savoir, c’est son identité.
    ‒ Pardonnez-moi, c’est qu’il semble mal en point, je n’ai pas pensé à…
    ‒ Bon, bon, bien, conclut-elle, allez, relevez-moi la garde, prenez du repos, je m’occupe de cela. Silence, silence, ne me saluez pas, allez, rentrez. Silence et rentrez. »

Le garde déguerpit avec ses pairs dans l’enceinte d’Himeji et Kaede reprit sa marche, contre le vent et contre sa propre angoisse. Elle avait suffisamment d’un espion royal en sa demeure, qu’était-ce encore que ce nouveau cavalier ? Ah, et vraiment, pour grimper les hauteurs de Yaegahara dans un orage, fallait-il le vouloir ! Le cœur plein d’obscurité, elle laissait son fredonnement s’évanouir dans sa gorge. La lumière s’échappait de ses mains et vacillait dans la nuit noire, elle s’envolait et s’avançait en dansant comme une apparition surnaturelle.
Kaede plissait les yeux pour distinguer la silhouette du cavalier.
    « ‒ Holà ! cria-t-elle en agitant le bras. Par ici, Messire ! »

Dans le piétinement de la pluie, elle entendit vaguement les sabots du cheval frapper le sol et bientôt, elle vit la bête qui renâclait et chassait l’eau de ses naseaux à grands souffles. Elle posa sa main sur la robe fumante de l’animal et sentit le tumulte infernal de son flanc battu par les trombes de l’orage. Alors, elle tendit sa lanterne vers le cavalier et leva son visage vers lui. Ses cheveux tressés et gorgés d’eau alourdissaient sa tête et la tiraient tant en arrière qu’elle devait durcir sa nuque pour pouvoir examiner l’inconnu. La pluie lui fit battre des cils et elle s’essuya les yeux avant d’avoir une vision fugitive du cavalier. La lumière de la lanterne le frappa soudain, et Kaede perdit pied un instant. Il était à demi renversé sur le flanc de son cheval, le bras ballant sur son côté, inerte et sanglant. Ses guenilles sordides alourdissaient davantage son corps qu’elles ne l’habillaient. Il n’avait pas même un chapeau pour le protéger des intempéries. Kaede en resta abasourdie quelques secondes. Qu’était-ce donc que ce cavalier vêtu en mendiant ?
Il avait l’air misérable et souffrant. Son regard se figeait là où il avait la force de le porter, mais il finit par regarder Kaede. La pluie ruisselait sur son visage et coulait dans son cou frissonnant. Ses traits suaves luisaient, baignés dans la lumière dorée et l’eau tempétueuse, ses narines, son front et les veines de sa gorge palpitaient de vie et d’épuisement. Ses cheveux blonds dévalaient sur ses joues jusque sous ses mâchoires et la boue dont ils étaient imprégnés collait à sa peau brillante. Il avait les yeux du bleu le plus pur du monde, leur éclat dévorait le feu jeté par la lampe. Ce regard fort soutenait son allure misérable et semblait vouloir crier au monde qu’il y avait un prince là où l’on ne voyait qu’un mendiant.
La jeune femme ne dit mot. Elle prit la bride du cheval dans sa main déjà chargée de la lanterne et glissa le bras valide du jeune homme sur son épaule, de sorte qu’il puisse s’y appuyer. Avec sa vigueur habituelle, elle tira toute son équipée dans l’enceinte d’Himeji. Les soldats fermèrent les lourdes portes derrière eux. Elle fit un signe à Katsu qui s’approcha d’eux et interrogea sa maîtresse du regard, laquelle lui remit silencieusement les brides du cheval. Le garde fit un effort pour jouer son rôle et tenta de la regarder de haut :
    « ‒ Eh bien, femme, n’est-il pas imprudent de prendre cette décision sans en avoir parlé à Dame Azaïr ? »

Il y avait quelque chose de tremblant, dans sa voix : voir en Kaede une simple servante lui faisait l’effet d’un infini vertige.
    « ‒ Ne vous inquiétez d’aucune façon, je prends l’entière responsabilité de cet accueil. Qui qu’il soit, nous ne pouvons pas le laisser mourir de froid, Dame Azaïr pourra bien le jeter dehors demain s’il lui en prend l’envie, et puis voilà !
    ‒ Comme tu veux. Donne-moi son cheval, je vais le mener à l’écurie. J’en prendrais soin, Messire, acheva-t-il en s’adressant directement au jeune homme et en inclinant la tête avec civilité. Toi, fais en sorte qu’il soit présentable avant de le mener devant Dame Azaïr, mène-le aux bains.
    ‒ Bien. »

Ils se séparèrent, chacun plutôt content du rôle qu’il venait de jouer et Kaede traîna son invité jusqu’à la maison des bains. Ils traversèrent une part du jardin qui exhalait la mousse et le bois humide. A la lanterne de Kaede, les silhouettes des fleurs surgissaient en couleurs éclatantes au milieu de la nuit et le ruisseau bondissait lestement, nourri par les intempéries. La chaleur du corps du jeune homme qu’elle tenait à ses côtés, son abandon et sa faiblesse la troublaient comme un souvenir dérangeant. L’orage lui rappelait ce jour dans la tour de Yaegahara, le visage de loup d’Antarès et la pluie qui se mêlait aux flammes ; le cavalier tombé de sa monture, ses soldats qu’elle avait pu sauver tant de fois sur autant de fronts. Et la substance de tout cela lui laissait un goût amer en bouche.
Elle tâcha de refouler ses souvenirs pour ne pas paraître acerbe au pauvre hère qu’elle secourait. Ils montèrent et trébuchèrent dans les escaliers de bois glissant qui menaient au bâtiment des bains. Kaede fit finalement coulisser la porte. La lumière et une grande nuée de chaleur s’abattirent sur eux. Elle s’empressa de faire rentrer le voyageur et de refermer la porte derrière eux. Puis elle l’aida à s’asseoir contre un mur et soupira profondément. Quelle nuit.
Trois bains de pierre déployaient leurs eaux pures et fumantes face aux vitres et au jardin verdoyant. Kaede s’agenouilla rapidement près du jeune homme et le considéra avec attention. La blessure qu’il avait au bras ne semblait pas sérieuse, mais, sans soin, s’infecterait sans doute. Quant au reste, tout cela ne nécessitait qu’un bain en bonne et due forme.
Elle lui sourit chaleureusement et murmura avec douceur :
    « ‒ Je suis Okuni, Seigneur. Ne craignez rien, je vais ôter vos vêtements et vous envelopper d’une serviette de sorte que vous puissiez vous baigner. Attendez un instant, seulement. »

Elle se leva et ouvrit à nouveau la porte du bâtiment pour crier de toutes ses forces dans la tourmente, à l’adresse des gardes qui se trouvaient encore dans la cour :
    « ‒ Faites accourir maître Jin, nous avons besoin d’un médecin ! »

Assurée que l’un d’entre eux se rendît bien dans la maison de vie, elle referma la porte et se retourna vers le jeune homme. Elle s’agenouilla à nouveau près de lui et commença à ôter délicatement sa chemise, en bavardant avec la légèreté d’Okuni, afin de ne lui faire passer toute gêne que la situation pouvait lui suggérer. Et toutefois, elle parfumait son propos d’une ironie impertinente et volatile, qui flottait dans les airs un instant et s’évanouissait sans heurt.
    « ‒ Eh bien, quelle idée de traverser les montagnes dans un tel orage. Il faut être un homme bien occupé et bien accaparé par le travail d'une vie, pour jouer de l’aventure en Azaïr par ce temps-là ! Mais dites-moi, vous avez un nom et une patrie, étranger ? »

Elle l’avait débarrassé de ses bottes et de la loque qui lui tenait lieu de pantalon et passait désormais une serviette autour de sa taille. Alors, elle l’aida à se relever et à descendre dans un bain chaud.
Il ne devait pas lui avoir échappé que son faciès n’était pas commun à Azaïr. Un grand blond aux yeux bleus, cela appelait immédiatement l’étranger. Kaede, en trouvant dans le placard quelques huiles, se souvint soudain du voyageur dont Seiren lui avait parlé et se tourna brusquement vers le jeune homme. Elle plaça les mèches noires et mouillées qui s’échappaient de sa tresse derrière ses oreilles pour mieux l’observer et son regard doré s’illumina. Se pourrait-il… ?

Eloan Galaad
Eloan Galaad
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Mer 7 Nov - 2:02
Dans les profondeurs abyssales et insondables, l'esprit ne pouvait lire sur les ramifications des branches saccadées et ténébreuses de l'orage que l'égarement, qui apparaissait alors dans son plus simple appareil : la froideur insensible. Les torrents d'hasts se déversaient sur le pont où demeurait, là, sur le pavé ruisselant, le spectre de l'éreintement, de la lassitude. L'accablement, lui, s'abattait sur les paupières du lamentable errant, c'est à coups répétés qu'il le contraignait à détourner son regard vitreux d’incompréhension vers des ombres insaisissables, vers des simulacres polymorphes, vers quelque chose dont le regard tenterait désespérément de s'emparer, jusque la folie.
L’abîme ne faisait pas que de le tourmenter, il l'habitait à présent, il l'avait pénétré, comme un flot diluvien s'immisce dans une brèche après y avoir lassé le tépide interstice, tiraillé la faille glaciale, et imbibé les pores fumants. Les eaux troubles du gouffre avait enveloppé ce corps frêle, à tel point que l'égarement semblait le plus total, comme errant, à l'abandon de la nature, emporté par les poussées colossales des bourrasques infernales et brisé par les effondrements démentiels des eaux charoniennes, qui se brisaient et s'entrechoquaient dans les profondes hauteurs, là où les nuées titanesques rivalisaient entre elles, dans le fracas innommable et l'épouvantable ébranlement de leurs heurts.

Quand soudain, parmi les fulgurations joviennes, parmi les trombes et débâcles hadales, un éclair de voix perça et déchira le tumulte, dans les ténèbres où le temps et l'espace ne prennent plus cours. Enroulé, lové dans son linceul d'ombre, le spectre jeta son regard dans la ruine des élements, dans l'espoir de quelques secours, qui l'extirperait du naufrage, et l'empêcherait de s'effondrer et de sombrer dans les abysses, là où, aux fonds, les titans enchaînés raidissaient leurs bras pour le dérober à la lumière...
Cette voix sonna... Pourtant étouffée par le vacarme intenable, elle sonnait, vaguement, doucement, comme un retour à la clarté de l'humanité. Et c'est à ce moment que le regard errant put saisir une lumière, lumière qu'il ne pouvait soutenir tant elle était éblouissante. Mais elle sonnait le retour aux sens. Et c'est sous son bras valide qu'Eloan put confusément sentir la robe furieuse d'Hamilcar. Aveuglé par la lumière, ses pupilles se contractèrent dans le vide, troublées, à la fois attiré et repoussé.
Eloan s'habitua peu à peu à la lumière, et son regard le menait là où il avait la force de le porter. Mais à travers cet halo nimbé, apparaissait une figure aux prunelles fines et amandines, semblables aux palpitements de l'aube soutenant encore la voûte de la nuit qui succombait. De fines pommettes laissaient ruisseler l'eau sur leur grain d'opale. Sur ce visage encore indéterminé s'épanouissaient des charmes dissimulés derrière un regard dur et étonné, comme si l'orage tançait à son bon gré et plaisir.

Lorsque ce visage aux attraits exotiques, trop inconnus au goût d'Eloan, disparut dans la lumière, un soutien ferme vint l'épauler. Alors le jeune Ventusien suivit la marche, assez péniblement, abandonnant sa propre marche à son inespéré soutien pour entrer dans l'enceinte de l'immense bâtiment sous une pluie battante. Passée outre les remparts, l'équipée s'arrêta, et une discussion s'engagea. Alors le naturel d'Eloan revint, son naturel de comédien, d'analyste, son habitude à étudier chaque geste, chaque rictus, chaque paroles, le moindre mot, le moindre timbre de voix, les mécanismes qu'il avait acquis et expérimentés à force de travail revinrent au galop, aussi vite que l'orage lui était tombé sur la tête : son cerveau était en marche. Ici, l'analyse ne fût guère compliquée, en effet, la discussion était, du côté de l'homme, peu convaincante, sa voix se déclarait tremblante, ses propos équivoques. Mais il manquait à Eloan tant de choses, tant de clefs du contexte pour ouvrir ce coffre de mystère, et il ne savait que faire de cette discussion. Au moins, à Omnia, il possédait toutes les clefs, aujourd'hui, si loin de chez lui, il était démuni de tout. Pour autant, il retint la mention faite à Dame Azaïr, quand une autre femme prit les devants. En tout cas, avec de tels propos, il devait s'agir d'une femme de la demeure, d'une place importante, pour oser prendre des responsabilités. Il s'agissait, sans doute, d'une gouvernante ou d'une intendante, voire d'une servante au rang élevé. En entendant parlé de son cheval, il essaya de relever la tête difficilement, et lança un regard franc et gratifiant vers l'homme qui avait prononcé ces paroles, sans pour autant le chercher précisément du regard, il n'en avait pas la force, et même s'il l'eût eu, il l'aurait sûrement employé à autre chose. Puis, captant dans les paroles qu'il allait être mené aux bains, et malgré son cynisme habituel, il retint un sarcasme, pensant réellement qu'il avait vu assez d'eau pour aujourd'hui, mais s'étant traîné dans la boue, il ne pouvait refuser une offre si généreuse...

En peu de temps, l'homme fébrile et son soutien avaient rejoint ce qui paraissait, dans ce déluge sans nom, être un jardin : Eloan ne put qu'apprécier, pendant un petit laps de temps, les ombres mouvantes, grandissantes, et éphémères des arbres et végétaux dont leurs couleurs, amalgamées sur leur palette par les fantômes incessants de la tempête, parsemaient le paysage d'ecchymoses volubiles et dansantes. Étalant ses immenses traînées, la pluie imitait les barreaux d'une vaste prison sombre, et le jardin d'ombre, tant arrosé par elle, suait l'humidité Alors détrempé, le lieu exhalait des senteurs humides, soulignait les parfums des lys, des meliosmas, et des myosotis, le tout psalmodiant l'onde. Et par endroit, sous le chéneau du bâtiment, tintaient sur le bois imbibé des marches du perron des gouttes irrégulières et claires, que le couple traversa pour se mettre à l'abri.

Après avoir fait coulissé la porte, Eloan et son hôte pénétrèrent dans le bâtiment. Son regard confus fût happé par une nébulosité bouillonnante qui contrastait vivement avec les pluies d'hasts du dehors. Le jeune homme fut assis à un mur, il ne savait trop que penser, il dodelinait de la tête en espérant cherchant des marques, des repères : sol était en bois clair, lisse et propre, découpé en lattes fines, des poutres et colonnes de bois, sobres mais bien travaillées, soutenaient harmonieusement l'édifice, des lanternes, exotiquement décorées, fixées aux combles, illuminaient la grande pièce, qui pourtant semblait prôner l'intimité. Les halos chaleureux des feux laissaient voir trois bassins détourés de pierres ciselées, et joliment agencés.

Puis on l’interpella, en tant que« Seigneur », c'était bien incongru pour un Ventusien, d'autant plus qu'il était accompagné d'un gracieux vouvoiement tout aussi inattendu. Au moins, Okuni paraissait bien attentionnée, voir trop, car Eloan, quand elle lui proposa de le dévêtir, se sentit impotent. Ensuite elle alla crier à la porte, sa voix portant à travers les trombes d'eau, demandant un médecin dénommé Jin. Okuni revint, s'agenouilla près du sinistré, et commença à le dévêtir, c'est alors qu'il tourna son visage vers celui de la jeune femme de très près et en pleine lumière, tel qu'il était vraiment. Brûlants comme à vif la vision, deux prunelles ardentes se dégagèrent, mais douces comme le crépuscule d'été. A la contempler un assez long instant, bouche-bée, Eloan trouva en elles trésor dont la nitescence aurait fait chanceler le soleil lui-même. Mais aussi, outre ces iris flamboyants, ses yeux étaient ceints d'un exotisme tout particulier, celui d'un repli gracieux qui parcourait la paupière pour s'achevait près du nez. Perdu dans sa contemplation de ce brillant visage, une gène s'afficha sur son propre visage, la gène de la proximité, et de l'inconnu. Cette réaction instantanée et indésirée le surprit lui-même, malgré l'habitude qu'il a de côtoyer les femmes, même dans un appareil bien plus simple que celui-ci. Mais dans l'angoisse de cette gène, il trouva un plaisir : l'objet de son voyage, la recherche de renouveau, de nouveaux sentiments, qu'il avait connu, peut-être jadis, et qu'il ravivait un instant, mystérieusement. Toujours près de la jeune femme, Eloan put sentir une odeur étrange, qui lui était en même temps familière et nouvelle, et qui émanait à la fois du tissu de son vêtement, et de ses lèvres ; à coup sûr, il s'agissait d'alcool, et d'herbe à pipe de la région, et l'enseignant s'en amusa, sait-on jamais, peut-être aurait-il le droit d'y goûter à un moment, s'il ne se faisait pas expulser auparavant. Par la même occasion, les phrases d'Okuni vinrent à ses oreilles, et tintèrent comme le son de l'instrument qu'il connaissait tant : l'ironie. Il ne répondit pas de suite, trop préoccupé à faciliter l'entreprise et les gestes de sa généreuse bienfaitrice, pour le dévêtir et l'installer dans le bain. Une fois installé confortablement dans l'eau chaude et apaisante, il se tourna de demi vers son interlocutrice et répondit avec une voix claire et reconnaissante :
    «  — Ne m'appelez pas Seigneur, je vous en prie, je suis loin d'en être un... commença-t-il, Vous devriez vous sécher aussi, vous savez, mademoiselle, vous êtes trempée jusqu'aux os, ce n'est sans doute pas le moment d'attraper mal. Et tout d'abord, je tenais à vous remercier, pour votre accueil et votre bonté, vous n'étiez pas obligée de faire tout cela, je vous suis très reconnaissant continua-t-il, d'un ton les plus sincères et gratifiants. Et il reprit, le timbre de sa voix expliquant par avance ce qu'il allait dire : « Je m’appelle Angelo, et je viens de Terra, d'une famille très modeste, mon père est maréchal-ferrant, d'où le cheval, et nous avons très peu de moyens, c'est pourquoi, assez souvent, je pars chasser dans les montagnes, parfois assez longtemps même, j'ai un arc dans mon sac. Et cette fois-ci, je suis entré à Ignis, dans les montagnes de Yaegahara, mais je me suis fait surprendre par la vive tempête, et c'est en demandant un refuge à quelqu'un qu'il m'a indiqué la route d'ici, malheureusement l'orage était si dangereux que j'ai fait une chute, et voilà le résultat... »
Au prix de ce mensonge, il aurait certainement pu dire la vérité, mais pour qui passerait-il, s'il disait qu'il venait expressément de Ventus, à bord d'un navire, si ce n'est pour un riche Ventusien peu consciencieux des risques ? C'est pourquoi il préférait jouer la carte du jeune Terran, bon garçon, qui aidait sa famille à subsister, c'était un rôle certes plus honorable, non ?

Kaede d'Azaïr
Kaede d'Azaïr
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Points Histoire : 50
Mer 26 Déc - 2:40
Les lampions en papier dur faisaient tinter leurs armatures de cuivre ciselé en dansant autour des crochets qui les suspendaient au plafond. Le vent oppressait la maison des bains comme un musicien cruel : il produisait les sons les plus lugubres au monde en ébranlant les murs et en criant d’une voix fantomatique dans les combles. La demeure tanguait sur le flot tumultueux des intempéries, sous la seule conduite du vent, artiste navigateur qui poussait son instrument vaisseau dans des marées insoutenables. Les lampions tourbillonnaient à s’en décrocher du plafond, leurs bougies oscillaient dangereusement vers le papier dur qui les enfermait, les lumières bondissaient sur les murs comme un ballet de fantasmagories ! Les traits rouges, verts, bleus et jaunes qui se jetaient du plafond vacillant perdaient leur éclat et se noyaient dans la vapeur chaude et voluptueuse des bains, ils devenaient de vagues teintes détrempées dans l’air où elles flottaient lascivement, avant de frapper par une magie inconnue l’eau et les murs et de retrouver toutes brisées les couleurs vives des lampions dansants.
Au fond, Kaede aimait les orages. En écartant tout souvenir sanglant de son cœur mélancolique, elle sentait son âme s’épanouir sensuellement dans son corps gorgé d’eau torride et d’éclairs ardents. La légèreté pesante des vapeurs thermales la portaient dans des pas aériens. Il régnait dans cette nuit noire et houleuse une atmosphère de force et de conquête dont Kaede jouissait avec la délectation des futurs vainqueurs. Ah quelle passion ! La pluie qui tambourinait sur le toit ! Comme elle pénétrait le bois tendre de la maison ! Le bruit de la tempête venue de la mer résonnait dans la demeure et les pensées de Kaede où il écrasait toute autre rumeur. Rien que la tempête venue de la mer ! Nul parfum plus fort que le bois imprégné de nuages ! Nulle obscurité plus lumineuse que le ciel fendu d’éclairs et la maison pleine des bigarrures brisées des lanternes !
La femme de l’Orient frémissait et dans ses yeux d’ambre frissonnait la sombre lueur d’une inconsciente lucidité. Le voyageur baignait dans une eau mosaïque et chamarrée, son visage étincelait et ses yeux bleus capturaient toute la clarté de la maison. Kaede détourna son regard de lui, honteuse d’avoir laissé son étonnement prendre le pas sur sa politesse. Ah, quelle aimable hôtesse elle faisait, à l’observer avec tant de méfiance ! Et d’ailleurs, une servante se le serait-elle permise ?
Ce fut alors qu’il parla.

Elle écouta fort poliment sa réponse, la tête inclinée vers le bas et le regard curieux. Il avait l’air confus et embarrassé, abandonné soudain dans ce bain immense où sa tête blonde émergeait avec honte. Kaede avait profité de ce qu’il avait tourné son visage lisse et ses yeux limpides vers elle pour oser l’examiner sans vergogne ni crainte de paraître inconvenante. Il avait les traits fins et la mine d’autant plus aimable qu’elle semblait innocente et troublée. La naïveté touchante de ses aveux et son regard brillant de franchise eurent raison de la sévérité de la jeune femme. Elle se mordait les lèvres dans une moue espiègle, tandis qu’il fronçait les sourcils et cherchait avec une minutie inquiète à lui rendre mot pour mot toute la vérité de son existence. Quelle anxiété ! Quel regard timide, entre ces cils pâles et dorés ! C’était certainement qu’elle en imposait par son aplomb et sa spontanéité : un maréchal-ferrant ne devait pas souvent connaître la noblesse des grandes dames ! Et pourtant, que ne faisait-elle pas pour paraître aussi roturière que ses servantes ? Etait-ce un air qui lui était devenu naturel, porté par son sang et par l’usage ? A mesure qu’elle égrenait ses pensées, elle en ressentait la stupidité, mais elle ne savait trouver d’autres réponses que celles-ci.
    « ‒ Oh ! C’est qu’avec votre cheval, j’ai cru… balbutia-t-elle, avec étonnement. Diable, comme le préjugé sait vite se former… Il faut y prendre garde, ma foi. Mais je ne crains guère de vous avoir offensé, il est plutôt flatteur pour un maréchal-ferrant de passer pour un noble seigneur, n’est-ce pas… sire Angelo ? »

Elle ponctua sa moquerie d’un rire espiègle et tourna sa tête d’un mouvement élégant pour, dans un regard, s’amuser de la confusion qui venait saisir les traits du jeune homme. Il lui parut si adorable de désarroi, de gêne et d’innocence qu’elle ne pouvait ni cesser de rire, ni de l’observer. Elle défaisait paisiblement sa tresse, la taille cambrée sur le côté, de sorte que ses cheveux dévalaient vers le sol comme un grand rideau de noirceur et de pluie, à mesure qu’elle les libérait. Elle riait tant de sa propre bêtise, de ses soupçons inanes, et de sa méfiance exagérée que du pauvre Angelo. Sa gorge palpitait de sons cristallins et doux, discrets et comme un peu réfrénés par pudeur. Quand elle eut tout à fait détaché ses cheveux, elle cacha son rire rose et blanc derrière sa main et tenta de regagner contenance.
    « ‒ Pardonnez-moi… » fit-elle, en étouffant ses rires entre ses doigts, et ses cils se ciselaient de larmes euphoriques dont la transparence reflétait l’ocre de ses yeux.

Enfin, elle poussa un petit soupir et s’essuya le visage d’un revers de manche. Puis elle fit quelques pas et s’agenouilla devant le bassin. Là, elle approcha son visage d’Angelo pour l’observer avec amusement et effleura sa joue d’un doigt malicieux.
    « ‒ Ah c’est bien dommage, quel charmant baron vous auriez fait ! » conclut-elle, avec un sourire innocemment railleur.

Et elle se releva prestement, s’écarta par deux pas légers et ondoyants, s’arrêta et lança avec une vivacité plus douce :
    « ‒ Ainsi vous me valez, et je vous vaux ! Quelle belle affaire, nous n’en parlerons que plus librement ! Mais enfin ! Vous ne sauriez demeurer trop longtemps en ces lieux, sire Angelo, je me trompe ? Votre père tremble sans doute pour vos jours et prie peut-être en ce moment-même pour que l’orage ne vous emporte pas. »

Les inquiétudes farouches et les tourments d’un père de famille affligeaient toujours Kaede, comme le souvenir impérissable du visage obscur d’Atrée à la veille de la bataille de Yaegahara. Elle revoyait son ombre enveloppée de nuit sur le balcon de la bibliothèque, sa nuque inclinée sur les versants vertigineux de la montagne et ses larmes qui luisaient sous la lune et glissaient dans sa barbe noire. Elle entendait encore les longs soupirs de son cœur ulcéré d’amour vengeur et de désespoir. Atrée n’avait pas vécu tant pour son orgueil que pour sa famille. Son souci et ses songes n’étaient tournés que vers ses enfants, ses derniers trésors, qu’il chérissait avec une jalousie suprême. Il voulait les voir se perpétuer et grandir, auréolés de gloire et de lumière. Il aurait voulu les voir sortir de la nuit. Il était mort.
La perte de son père torturait encore Kaede comme une blessure ouverte et profonde. L’inquiétude que la jeune femme imaginait être celle du maréchal-ferrant guettant le retour de son fils au milieu d’une nuit d’orage, avivait sa souffrance dans les tréfonds secrets de sa poitrine.
Elle se détourna pour qu’Angelo ne la vît pas blêmir et s’avança vers les loques et le sac que le jeune homme avait abandonnés près de l’entrée. Elle essora les vêtements avec énergie puis, en sentant l’eau glacée couler entre ses doigts rougis, elle se souvint de la prévenance des recommandations du cavalier descendu et elle tourna la tête pour lui sourire avec assurance.
    « ‒ En ce qui me concerne, ne soyez pas inquiet, j’ai l’habitude de ces pluies, elles ne m’affectent pas. Et même si c’était le cas, il fait assez chaud ici pour me garantir de tout malheur, je vous remercie, cher chevalier. Je changerai de kimono tout à l’heure. »

Elle paracheva sa réponse par une petite révérence que l’ironie rendait vive et brouillonne. Elle tentait de chasser de son humeur toute l’obscurité du passé par des espiègleries qu’elle ne pensait pas blessantes, tant qu’elles étaient adressées à un individu qui la croyait d’un rang égal au sien. Bien entendu, elle appréciait la gratitude et les attentions d’Angelo, mais la noblesse honteuse de ses paroles faisait peser une atmosphère malheureuse dans la maison des bains et Kaede ne supportait pas ce malaise ambiant.
Elle mit les vêtements sous son bras et se saisit du sac afin de les déposer dans le couloir adjacent, où ils ne seraient plus affligés par l’humidité. Toutefois, un carnet s’échappa de la besace et tomba sur le parquet dans un bruit sourd, comme étouffé par l’eau qui imprégnait sa couverture. Kaede fronça des sourcils et le ramassa, l’air intrigué.
    « ‒ Oh… Qu’est-ce donc que ceci ? »

En calant fermement les effets d’Angelo sous son bras gauche, elle ouvrit le carnet avec malice et s’approcha de lui d’un pas vagabond. Elle feuilleta les premières pages du carnet et fut déçue de constater que l’orage avait dilué l’encre sur le papier : il n’y avait rien à lire. Lorsque ses pieds nus se figèrent tout près d’Angelo, la jeune femme trouva néanmoins une page où les lettres noires formaient encore des mots qui venaient s’aligner avec la grâce des vers poétiques sous ses yeux curieux. Ainsi ce chasseur de fortune était-il un maréchal-ferrant instruit, à supposer que ces phrases fussent de lui ! Kaede sourit facétieusement en tentant de déchiffrer le tracé flou des phrases, ce qui n’était pas une tâche aisée.
La situation devenait cocasse et elle s’en amusait avec joie. Déguisée en simple servante, elle se sentait libre de quelques excentricités et ne s’en privait pas, d’autant que le sort l’avait mise face à un maréchal-ferrant hors du commun, chasseur, chevalier dans l’âme, et poète à ses heures perdues. Elle se sentait impolie de fureter ainsi dans les rêves d’Angelo, mais en vérité, elle cherchait davantage à le sortir de sa timidité qu’à découvrir son intimité. Elle aurait bien l’occasion de s’excuser plus tard. Et quelle importance, au fond ? N’était-il pas seulement un maréchal-ferrant ? Y avait-il vraiment raison de s'inquiéter de sa réaction ? Kaede eut un petit plissement de paupières un peu honteux. Devait-il se vexer des plaisanteries d'une servante, comme l’aurait fait tout grand seigneur azarien dont l’orgueil n’admettait aucun affront ?

Eloan Galaad
Eloan Galaad
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Jeu 27 Déc - 1:25
Emanait de ce lieu inaccoutumé des yeux d’Eloan une atmosphère incongrue, c’était l’exhalaison complète du bois travaillé, l’émanation de l’eau délicate puisée des sources chaudes, la senteur humide et prégnante de la pluie, qui, bien qu’absente, courait à travers le moindre recoin, se faufilait entre chaque latte de bois, et poursuivait le premier appui venteux qu’elle pouvait chevaucher.
Eloan avait mis les pieds sur cette contrée lointaine, mais presque contre son gré, il était entré dans cette demeure fortifiée et avait pénétré dans cette maison de bains chaleureuse et vaporeuse, accueillante et nébuleuse. A l’intérieur, depuis que le dit Angelo avait repris ses esprits, il pouvait juger de la passion qui nimbait ce lieu, c’était une ribambelle de vie. La pièce respirait de façon effrénée, elle était devenue le poumon de la course harassante des vents et de l’orange, en son sein les lueurs surmenées des lampes oscillaient puissamment d’un mur à l’autre. Sans aucun doute, Eloan allait rencontré en ce lieu une vie débordante et passionnée.

Dans l’eau claire du bassin, le jeune Angelo ne savait pas trop où se mettre, on l’y avait mis sans avoir demandé son consentement. Néanmoins, il voyait bien que la relation qui était en train de se nouer entre Okuni et lui était singulière. Elle était assez sèche et sûre d’elle, mais pour autant, après sa première réponse, son visage se noya dans une moue de compassion et ses yeux brûlaient d’inquiétude. Pour dissiper toutes gênes, Angelo se décida de répondre avec toute sincérité, pour installer un climat cordial et naturel, mais il prit une voix ampoulée et ironique, afin de répondre comiquement à la moquerie d’Okuni :

    « - Vous m’en voyez fort flatté, mais ce n’est pas le cheval qui fait la noblesse d’un homme, gent et fascinante Demoiselle. »

Alors la jeune femme s’écarta un peu du bord, et cambra sa délicieuse taille sur le côté, pour pouvoir dénouer sa longue tresse d’ébène qui glissait jusqu’au sol de bois. Cette gracieuse action féminine était accompagnée d’un rire cristallin, à la suite duquel Okuni s’excusa, puis renchérit ses phrases précédentes ironiquement en caressant la joue du ventusien d’une taquinerie. Cela irrita presque Eloan, soit elle était très familière avec les gens, soit elle le prenait pour un gamin, rien de plus. Intérieurement il espérait fortement que ce fût la première solution, à laquelle il ne se retiendrait pas à donner du répondant. Mais finalement, il n’eut pas besoin d’y réfléchir plus longtemps, car Okuni installa elle-même une atmosphère d’égalité entre deux en disant qu’ils se valaient et en l’interrogeant sur l’inquiétude de son « père ». Eloan en rigola ipso facto, d’un rire gai et clair, toujours d’un trait ironique, en poursuivant l’ironie ambiante :

    « - Oh ne vous en faites pas, votre altesse, il a l’habitude de me voir partir, il s’en fera sans doute un peu, mais ce se sera sûrement pas un sang d’encre, je suis débrouillard. »

Ceci-dit, Eloan pensa étrangement à son propre père. Toute son enfance, il avait été l’objet de toutes les aspirations de Lionel, et plus encore de Lorcan, car Eloan devait mériter le nom familial, et rien d’autre, il devait être un Galaad, faire de hautes études, être un grand mage et devenir indispensable à Ventus, comme l’avaient été Lorcan et Lionel. Heureusement pour lui, il était en passe de le devenir, mais à présent, il était presque ignoré, car c’était « normal » d’en être arrivé où il était arrivé. Enfin, Eloan rétorqua à la réponse que lui fit Okuni sur ses vêtements, réponse somme toute étrange :

    « - Ma demoiselle devrait savoir que même dans un environnement chaleureux, son vêtement est imbibé d’eau froide, vous allez attraper froid, ce serait malin ! » acheva-t-il d’un ton tout aussi malin.

L’Azarienne se baissa alors pour ôter du sol les vêtements poisseux et le sac d’Eloan, mais de ce dernier s’échappa son carnet d’écrits. Ah, horreur, il est plus imbibé encore d’eau qu’une éponge aurait pu l’être dans un bassin ! L’enfantillage d’Okuni fit sourire grandement le baigneur, on aurait dit une petite fille qui venait de trouver le précieux trésor qu’un pirate dissimulé sous la voûte céleste, un vieux pirate de l’espace, très méchant, avec une barbe toute rousse et une jambe de bois, qui sentirait mauvais tant il fume, et surtout, immensément riche. Dans tous les cas, elle s’approcha vivement du bassin, tout près d’Eloan, celui-ci la reçut avec un grand sourire en se retournant dans le bassin, faisant naître un ressac sonnant et remuant la vapeur nébuleuse. Ainsi accoudé sur le bord du bassin, on pouvait voir son vaste sceau bleu, qui renvoyait profondément au saphir et à la profondeur de ses yeux et qui s’étendait de son épaule gauche jusque son avant-bras. Finalement il répondit à la question d’un air malicieux, une main sous le menton :
    « - Grande et belle seigneur que vous êtes, vous devez vous demander ce que peut faire un fils de paysan avec un calepin… Il m’arrive juste d’écrire des idées vagabondes, ce n’est pas grande chose. » Levant une main et caressant les mains d’Okuni pour reprendre délicatement le calepin, il le laissa ouvert et tourna les pages devant les yeux d’Okuni, avec une mine attristée « mais mine de rien, il ne reste plus grand-chose. »

Oui, c’était bien dommage, tout ce qu’avait écrit Eloan depuis son départ du le bateau, et tout ce qu’il avait écrit aujourd’hui, en décrivant les contrées de l’Azaïr, en les dessinant et bien d’autres choses, effacées ! D’un sens, c’était des preuves flagrantes de sa véritable identité qui s’envolaient, tant mieux pour lui. Alors il referma le carnet et le pencha sur le côté, un vague écoulement d’eau sortit alors des pages pour retentir sur la bois des lattes.
    « - Tant pis, ce n’est pas bien grave, je devrais tout recommencer, voire oublier à jamais, je ne pourrai pas me souvenir de tout. » acheva-t-il en haussant les épaules, arborant un sourire amusé. Ensuite il reprit, une ligne narquoise sur les lèvres : « Maintenant que vous en savez davantage sur moi, gent Dame, que pourriez-vous me dire sur vous ? Vous arrive-t-il souvent de vous occuper ainsi de piètres âmes perdues pendant une tempête ? Votre charité atteint-elle l’étendue de vos charmes ? »


Kaede d'Azaïr
Kaede d'Azaïr
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Sam 5 Jan - 3:37
***

En vérité, ce jeune paysan était charmant ! Kaede souriait avec ravissement, tortillait un pan de son kimono d’une main et tenait le fameux carnet de l’autre. Une fois qu’Angelo eût discerné l’humeur joueuse de son interlocutrice, il avait pris de l’assurance et accepté aimablement de plaisanter avec elle. Les maladresses attendrissantes de son parler émaillé de tournures champêtres brillaient d’une franchise malicieuse et amusaient follement Kaede. Elle était heureuse qu’il ne l’eût pas trouvée inconvenante et se réjouissait de pouvoir discuter simplement avec un paysan qui respirait l’honnêteté et l’allégresse. Bientôt, entre les lignes noires et diluées du carnet, elle se perdit amoureusement dans ses souvenirs d’enfance. Que n’aurait-elle pas donné pour retrouver la pureté et la simplicité de ses jeunes années ? Elle revit un instant le château de son père où elle jouait de l’aube au crépuscule, les champs ensoleillés, les rizières verdoyantes où elle vagabondait avec Lucius et les hautes montagnes qu’elle gravissait en suivant Eloy jusqu’au bout du jour. Elle se rappelait ces grands moments de pure solitude où elle s’abandonnait au souffle du vent sur les crêtes de Yaegahara, et où elle chevauchait, l’âme légère, innocente et comblée de liberté.
L’accent bucolique d’Angelo la rendait rêveuse et nostalgique. Sa voix chantante, ses apostrophes enjouées, son ton plein d’émotions résonnaient dans la maison des bains comme le grain doré dans le mil ou la stridulation des grillons sous le soleil. Il avait l’air particulièrement dépité de l’état de son carnet mais il cacha vite son désagrément derrière un amusement poli, comme s’il eut été gêné de refroidir l’atmosphère.

Il souriait d’un air céleste, tourné vers Kaede dans le bain et la vapeur et accoudé aux pierres blanches qui ceignaient le bassin. La jeune femme n’avait pas l’intention de s’introduire grossièrement dans les pensées vagabondes et intimes d’Angelo et ne feuilletait ses poèmes que par goût pour la facétie. Aussi détacha-t-elle son regard des notes pour le porter sur l’auteur lui-même qui l’observait, le menton coincé dans sa paume et les yeux étincelants. Elle se sentit quelque peu gênée et son teint rosit très légèrement avant qu’il ne se redressât pour prendre ses mains dans les siennes et les caresser lentement. Kaede faillit s’en insurger, mais elle se souvint de son rôle et en un instant, des émotions contrastées se disputèrent les couleurs de son visage. Il était trop tard lorsqu’elle réalisa que cette habile manœuvre n’avait constitué qu’une diversion pour lui ôter le carnet des doigts. Déconcertée, elle l’évalua longuement du regard, tandis qu’il égouttait malheureusement son recueil sur le parquet. A travers les vapeurs blanches des bains, elle distingua sur le bras d’Angelo une ombre bleutée qui n’était autre qu’un sceau finement ouvragé. Le système égalitaire de Terra permettait-il donc qu’un simple maréchal-ferrant fût honoré d’une telle richesse magique ? Cette considération absorba totalement Kaede qui se trouva un instant à hésiter entre le songe d’un idéal de vie terran et le doute quant au véritable rang social d’Angelo. Toutefois, elle se tut, consciente qu’elle se trahirait en l’interrogeant de manière trop précise.

Elle releva fugacement la tête et écouta le questionnement curieux d’Angelo, avant de se trouver dans un embarras qu’elle cacha derrière un fin sourire. Elle s’accorda une petite diversion en répondant aux accents presque séducteurs du jeune Terran, pour réfléchir simultanément à ce que répliquerait Okuni en pareille situation.
    « ‒ N’en déplaise à Monseigneur, commença-t-elle, en s’inclinant avec la même rapidité brouillonne que tout à l’heure, les charmes d’une servante détrempée sont bien minces, et j’ose espérer que ma charité les surpasse en ce moment ! »

Elle lui sourit quelques instants, partagée entre la satisfaction d’avoir pu repousser courtoisement ses avances, et l’affolement de ne rien trouver de convenable à lui dire quant à sa fausse identité. Elle se résolut finalement à s’abandonner à l’imagination instinctive et à l’improvisation, désespérée du temps d’attente qu’elle laissait entre ses deux réponses.
    « ‒ Vous êtes bien aimable de vous intéresser à moi, cela dit, je ne suis qu’une humble servante, un peu indisciplinée, et sans doute appréciée pour cela par Dame Azaïr. Ajoutons que ma charité, comme vous dites, n’est qu’humanité, en vérité. Il aurait fallu être bien mauvais pour laisser un pauvre bougre comme vous mourir dans l’orage. Et croyez-moi, j’ai prévenu les souhaits de ma maîtresse en vous laissant entrer ici, elle a bon cœur et je suis sa servante. Somme toute, rien de bien extraordinaire dans ma conduite. Que dire de plus ? »

D’un air songeur, elle déplia les vêtements d’Angelo et les évalua avec une moue un peu répugnée. Vraiment, ils étaient bons à mettre au feu. Elle les essora d’un geste hardi, la tête levée vers les lampions qui tournoyaient en lançant des éclats de lumière. Ses yeux reflétaient les couleurs bigarrés et jaillissantes et elle souriait en épanchant de folles pensées. Finalement, elle égrena trois rires clairs comme des perles, sonores, courts et brillants comme la chute de gouttes d’eau pures sur une pierre argentine. Elle jeta les vêtements sur son bras et se retourna vers Angelo dans une envolée de tissu bleu et de cheveux noirs. D’un air fripon, elle ajouta en imitant les accents harmonieux et lumineux d’une chanson dont elle se souvenait à propos :
    « ‒ J’ai l’esprit un peu bizarre, je suis prompte et vive, j’aime plaisanter et je raffole de pensées fines, ingénieuses, de pointes, et de saillies ! Si je me mets en rage, le calme m’est difficile, mais je sais bien transformer l’indignation en rires ! J’ai la tête un peu folle mais le cœur excellent, ah ah ! »

Elle acheva son autoportrait par d’autres rires vifs et scintillants et traversa la salle immense en quelques pas légers et dansants, en chantonnant doucement une mélodie toute en allégresse et en cabrioles. Elle fit coulisser le panneau qui donnait sur le couloir et disposa les vêtements ruinés sur un plancher sec avant de le refermer aussi sec.
Et subitement, quand elle se retourna vers Angelo, le panneau qui donnait sur le jardin et l’orage hurlant s’ouvrit et fit paraître une silhouette obscure et ramassée. L’ombre noire qu’elle projetait sur le plancher la grandissait mystérieusement et, cachée dans les vapeurs et la nuit, elle sembla monstrueuse et vibrante de vacarme à Kaede qui se figea au milieu de la maison des bains.

Le panneau se ferma tout à coup et la jeune femme retrouva ses esprits. Un petit homme aux yeux pétillants pénétra la pièce en frissonnant entre la pluie et la chaleur. Il éternua une fois puis, d’un geste énergique, débarrassa ses cils de l’eau qui les embrouillait. Il eut un petit éclat de voix content lorsqu’il aperçut les deux jeunes gens et sauta hors de ses hautes sandales de bois avant de s’exclamer d’un ton bonhomme :
    « ‒ Ah, mes enfants ! Mes chers enfants ! Quel temps, mais quel temps ! Une tempête à faire s’envoler les vieillards ! Heureusement, j’ai encore le pied ferme et par bonheur, je suis arrivé à bon port !
    ‒ Maître Jin ! s’écria Kaede, presque aussi surprise que soulagée.
    ‒ Okuni, ma fille, répondit Kenji en lui adressant la furtivité d’une œillade maline et entendue.
    ‒ Ah ! rétorqua-t-elle, satisfaite que les gardes eussent enseigné au médecin sa petite ruse. Nous vous attendions ! Voici Angelo, un jeune chasseur de Terra. Il s’est égaré dans la montagne au milieu de l’orage.
    ‒ Mon garçon, fit Kenji, d’un ton débonnaire, en le saluant bien bas. Ah, malheureux, j’espère que vous trouverez le moyen de rentrer chez vous après une telle tempête… Il doit y avoir des éboulements dans la montagne, comme chaque fois. Cela dit, vous avez échappé au pire. Mais nous aviserons de ce souci-là demain, il fera jour ! »

Il avança d’un pas pressé jusqu’au jeune homme et s’assit sur ses genoux noueux près du bassin, en dégageant d’un pan de son kimono une sacoche qu’il ouvrit vivement. Il requit le bras du jeune homme, dont il examina l’écorchure d’un air attentif, les sourcils froncés.
    « ‒ Ah, mais ce n’est rien cela ! s’exclama-t-il, enfin. Vous aurez une petite fièvre, qu’auront provoquée la pluie, la douleur et la fatigue, mais elle se soignera bien au cours de la nuit. Je vous donnerai une concoction qui vous remettra sur pieds dès demain matin, faites-moi confiance. En attendant, je vais vous faire un cataplasme et un bandage. Pour le reste, je vous ai apporté un kimono de notre bon Seiren, le valet de la maison. Il sera peut-être un peu grand, le bougre est fin et élancé comme une épingle, mais enfin ! »

Il déposa près de lui ledit kimono, qu’il portait sous le bras, et se prépara à soigner le jeune homme. Tout en sortant ses bandages et quelques fioles d’herbes broyées et gorgées d’eau, il sourit à Kaede et lui lança avec son amabilité et sa courtoisie habituelles, que son regard teintait de ruse :
    « ‒ Ma petite, ne craignez plus rien pour votre patient, il est entre de bonnes mains. Je pense qu’on aura besoin de vous en cuisine, il s’agit de faire savoir que nous avons un invité à notre table ce soir. Et à présent, il faut en avertir Dame Azaïr, tout de même ! N’abusons pas trop de sa bonté. Allez, allez… ! »

Il lui fit un petit geste qui lui signifiait de quitter les lieux au plus vite, mais le sourire qui l’accompagnait parlait davantage que ses mots. Il lui donnait le temps d’avertir Himeji de sa duperie et de mettre la demeure dans l’effervescence du jeu. Les gens du château du Héron Blanc s’étaient accoutumés aux excentricités soudaines de leur maîtresse d’ordinaire si contemplative et réfléchie. Tatsuya lui-même avait compris qu’à certains moments, Dame Azaïr se lassait de tant de sérieux et s’adonnait à quelques innocentes folies. Il mettait cette propension sur le compte d’une féminité frivole et charmante et cela renforçait assez le sentiment qu’il avait de sa docilité. Ah ! La sotte idée !
Kaede regarda Kenji et hocha la tête vigoureusement. Elle se leva, salua les deux hommes par une révérence plus profonde et sortit de la maison des bains, en entendant simplement la voix de Kenji qui s’adressait à Angelo avec les accents trompeurs de l’ignorance.
    « ‒ Ah ! Vous avez là un bien gracieux tatouage, mon garçon… ! »

Kaede sourit à demi en fermant le panneau coulissant, curieuse de savoir ce que Kenji tirerait d’Angelo quant à son sceau d’un étrange raffinement. Mais elle ne perdit pas de temps, se saisit des vêtements du jeune Terran et s’élança dans le couloir dont les murs vitrés donnaient sur le jardin, qu’il traversait pour plonger dans la maison de vie. Les vitres étaient d’un goût plus occidental, certes, mais Kaede appréciait le sentiment de courir au milieu de la nuit et de l’orage, tandis qu’elle était à l’abri chez elle. Or, l’opacité des carreaux de papier ne le permettait pas. Du reste, elle n’osait pas imaginer les dégâts que la tempête causait en ce moment-même sur les panneaux qui fermaient la maison.
Elle chassa vite ses idées pragmatiques. Ses pieds frôlaient les nattes vertes du tatami avec célérité. Bientôt, elle ouvrit une nouvelle porte coulissante et glissa au milieu du salon de thé désert. Elle s’engagea aussitôt dans une pièce juxtaposée, fermant derrière elle tous les panneaux qu’elle ouvrait, avec un sens de l’orientation inébranlable. Alors, elle appela avec force :
    « ‒ Seiren ! Okuni ! »

C’était là la salle des repas et les servantes de la maison s’y affairaient, ombres volatiles dans la lumière étincelante des lampions. Elles saluèrent toutes leur maîtresse, dans un mouvement conjoint de dévotion. Kaede les remercia d’un regard bienveillant et répéta le nom de son valet et de sa sœur dans un cri pressé. Les filles continuèrent de disposer la table avec soin, en y semant quelques fleurs colorées, orchidées, fuchsias, rhododendrons, camélias et hibiscus. Un parfum magique se répandait dans l’air et inspirait aux sens l’odeur envoûtante du bel été.
Soudain, Okuni et Seiren parurent, ayant dévalé les escaliers qui menaient à la cuisine, traversé le salon de thé et passé la porte coulissante de la grande salle. Le valet s’était changé et avait revêtu un kimono gris et confortable. Son air de fausse morosité s’était mué en un visage tranquille et amusé. Quant à la sœur de Kaede, ses yeux bleus pétillaient du même éclat que ceux de Seiren. Elle pressentait la venue d’un amusement à travers la silhouette détrempée et frénétique de sa cadette.

Kaede intima aux servantes de rester, afin de diffuser le message plus rapidement, et expliqua la situation à ses rusés acolytes. Okuni rit longuement de ce renversement de rôle cocasse et accepta de figurer cette fameuse Dame Azaïr, non sans se rengorger de complaisance. Ah ! Incarner l’autorité suprême de la maison, ne serait-ce qu’une soirée, manger au bout de la table et s’adresser à tous avec grandeur et supériorité ! Quelle drôlerie ! Quelle piquante illusion !
Seiren tira sa moustache en ricanant, tandis que les servantes gloussaient avec rumeur, agitation et enthousiasme.
Pauvre garçon, pensa un instant Kaede, la maison toute entière se liguait contre son bon sens. En vérité, il n’y avait aucune cruauté dans leurs intentions, elle espérait sincèrement que si Angelo finissait par apprendre la duperie, il ne s’en offusquerait pas.
Toutefois, servantes, intendante, valet et maîtresse de maison se dispersèrent dans une nuée frénétique, les unes aux cuisines pour répandre la nouvelle, les autres dans la maison de repos pour s’affairer à leur toilette et pour avertir les habitants les plus nobles d’Himeji. Enchantée et fébrile, Okuni réclama l’aide de Maiko et de Miwako pour revêtir le kimono d’apparat de Kaede, laquelle se glissait dans un habit de coton, sec et confortable, d’un bleu très foncé, et attachait ses cheveux avec maladresse.

Puis elle se précipita à nouveau dans la maison de vie et gravit quatre à quatre les marches qui menaient à la cuisine. Sous la direction de Hana, sa vieille nourrice, les cuisinières éminçaient les concombres verts, les carottes au teint vif, le soja et les pousses de bambou humides, le poivron parfumé, les radis et les châtaignes d’eau. L’odeur du poisson cru et cuit imprégnait tout, mêlée aux nuances fines des légumes frais de l’été. Pour faire bonne mesure, Kaede s’empara d’un plat de riz cuit et dévala les escaliers avec excitation. Elle fredonnait avec une assurance joyeuse et bondissait habilement sur les marches : « J’ai la tête un peu folle, mais le cœur excellent ! ». D’un geste sûr, elle fit coulisser le panneau du salon de thé et s’y engagea sauvagement.
Le choc fut si brusque qu’elle en lâcha complètement son plat, lequel se brisa bruyamment contre le sol et propagea un souffle vaporeux, un essaim de grains purs et blancs dans le salon. Elle poussa un cri et s’écarta brusquement de l’homme qu’elle avait trouvé sur son chemin. Abasourdie, elle ne distingua que la lumière blonde et soyeuse d’une chevelure et s’exclama avec épouvante, la main sur la poitrine :
    « ‒ Ah ! Non ! Je l’ai fait… ! Ah, c’est tombé… ! Misère ! Comme mon cœur bat… ! »


***

Eloan Galaad
Eloan Galaad
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Humeur : Sibyllin.
Points Histoire : 191
Dim 6 Jan - 2:10
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Il est vrai qu’Eloan, dit Angelo, mentionnait les charmes de la jeune femme avec une pointe d’ironie non moins manifeste, mais il n’en pensait pas moins pour autant. Il y avait en la présence d’Okuni un il-ne-savait-quoi d’exotique et d’inconnu à ses yeux. Aussi bien son visage, mielleux et suave arborait la fraicheur et la folie, et ses courbes une grâce étrange et volatile, le tout piqué à vif dans une simplicité déconcertante pour Eloan, mais une part enivrante de mystère baignait sa personne et arrivait à attiser un transport Eloannesque. Il avait sous les yeux, du moins il lui semblait, un amalgame complexe de nouveauté, de ravissement et d’exaltation. En son for intérieur, cette rencontre commençait à l’intriguer davantage qu’une rencontre ordinaire, ces deux chemins qui se croisaient n’avaient rien d’anodins. Eloan vivait au jour le jour de passion qui coulait dans ses veines, il sentait la vie et vivait la vie. C’était cette passion de vie qui le menait continuellement et perpétuellement à sa folie légère : il sentait cette même-ardeur en Okuni.

A la première amorce de la jeune femme, le fils de maréchal-ferrant ne put s’empêcher de sourire, certes la charité d’Okuni était extrême, car on n’accueille pas n’importe qui dans sa demeure lors d’une tempête, on ne le déshabille pas non plus pour l’installer confortablement dans des thermes chaudes et revigorantes, mais ses charmes étaient bel et bien présents à son insu dans ce cas, puisqu’à bien y voir, le kimono imbibé, pourtant assez épais, faisait ressortir ses galbes séduisantes et ses cheveux trempés et lâches avaient un côté naturel et charmant. Néanmoins, à ce moment et dans sa contemplation, le temps de réponse à sa question ne semblait pas naturel, comme si elle réunissait les éléments d’une possible réponse… Mais finalement Okuna se défendit de sa dite charité davantage qu’elle n’expliqua qui elle était, car dire à Angelo qu’elle était servante en cette demeure ne faisait qu’affirmer ce qu’il savait d’ores et déjà. Et tandis qu’elle s’occupait (encore ?) et machinalement des loques d’Eloan, qui se demandait en même temps comment folie ou inconscience n’avait pu lui inspirer la honte de porter de tels haillons, un rire clair et mélodieux s’échappa du seuil rosé des lèvres d’Okuni. A en juger, elle riait beaucoup, et ce n’était pas sans déplaire à Eloan : au moins par ce temps exécrable, elle savait demeurer joviale. Subséquemment, le rire s’expliqua par une petite chanson. Du moins si c’était bien une chanson, car pour Eloan il s’agissait surtout d’un trait d’esprit assez fort, c’était soudain, inattendu, mordant : il aimait ça. Puis elle continua à chantonner, se dirigeant vers une porte, en dansant d’un pas leste et léger. Cela faisait bien longtemps qu’Eloan n’avait pas vu un petit zeste de fantaisie, et l’amusement que lui procurait cette scène faisait naître un sourire sincère et éclatant au bout de ses lèvres.

Brusquement, la porte par laquelle Okuni et Angelo étaient entrés s’ouvrit et exposa une silhouette sombre débordée par des rafales de vent et de pluie insistante. Devant cette vive intrusion, Eloan ne sut où se mettre, certes il était quelque peu dissimulé par le bain et les pierres, mais se retrouver nu et seul face à un inconnu en terre inconnue, peu pour lui, ce n’était pas rassurant… Mais une fois à la lumière, rien n’était vraiment impressionnant, hormis l’éclatante banalité de celui qui était pénétré dans la pièce. Son visage était hâlé, sa peau attaquée par les années, le dessus de sa tête non moins déjà vaincu par ces dernières. Cette banale incongruité étonna Eloan, qui fut d’autant plus étonné par ses premières paroles, paroles rieuses emplies de gaieté, que c’était la seconde personne qu’il croisait en cette demeure, et la joie s’y incarnait aussi ! A croire que cette maison n’était pas réelle ! A Ventus, Eloan était habitué à un sérieux à toute épreuve, et encore plus face à des étrangers, et le sérieux avait atteint un tel degré qu’Eloan lui-même passait pour un marginal ou un illuminé qu’il fallait psychanalyser dès la première heure. La gaieté avait suinté de chacun des mots du nouvel arrivant, plus encore que l’eau n’avait suinté de chacun de ses vêtements. Aussi, le ton qu’il prit pour s’adresser à Angelo n’était pas familier mais était entrainant et bon enfant, comme si, finalement, ils s’étaient déjà croisés un jour, au détour d’une ruelle.

Une fois le dit Kenji à peu près installé dans la conversation, conversation à laquelle Eloan n’osa répondre, car il ne connaissait pas les montagnes, ni les réelles implications d’un orage dans la région et en parler pouvait ruiner sa couverture, Eloan laissa son bras se faire examiner, bien qu’il sût pertinemment que la blessure n’était pas si importante. Aussi, quand il lui annonça qu’à cause de ce temps il allait sans doute avoir une légère fièvre, il en rigola d’avance, pour lui, à l’habitude il n’avait pas les mêmes chaleurs nocturnes… Par ailleurs, il était rassuré et intrigué devant le kimono qu’on lui avait apporté, tout d’abord car il aurait quelque chose à se mettre, mais ensuite car il n’en avait jamais porté. Alors peut-être que cela allait bien aux statures exotiques de ces Azariens, mais sur la tête d’un occidental comme lui, il fallait voir ce que ça allait donner, ça promettait.

Par malheur, le Kenji dégarni congédia Okuni, au grand damne d’Eloan, qui était bien content de la familiarité qui s’était installée entre eux deux. Après tout, cela faisait plus de quinze jours qu’il voyageait et n’avait pas croisé une seule femme. Et heureusement, il ne faisait pas cela régulièrement. De plus, dans l’action de congédier la jeune femme, Eloan nota une complicité certaine entre les deux personnes ; elles se connaissaient bien. Décidemment, cet endroit réservait des surprises auxquelles le noble Angelo ne s’attendait pas en franchissant la frontière de Terra... Juste quand Eloan regarda Okuni partir avec regret, la Banalité Incarnée s’interrogea vertement sur le sceau d’Eloan. L’homme nu-comme-un-vers s’affligea de ne pas avoir pensé à son tatouage, car contrairement à son recueil (malheureusement perdu, car en fait c’était bien dommage que ses notes aient disparu) on ne pouvait se débarrasser d’un sceau. Eloan s’évertua à chercher une excuse crédible en regardant Kenji droit dans les yeux, et une idée lui vint rapidement :
    ─ Oui, c’est une chance d’avoir une œuvre d’art sur soi. Grand bien fasse à mon père qui a de sacrées connaissances : un jour il a accueilli un grand magicien peu après ma naissance dans son atelier, et ce magicien, tant touché par la bonté de mon père, lui a proposé de me sceller un sceau, car il avait vu en moi un grand potentiel de magie, soi-disant. Enfin bref, une veine pour moi, dirons-nous, ironisa Eloan, en regardant du coin des yeux son tatouage, rentrant son menton dans le creux de son cou c’est vrai que c’est très joli, gringotta-t-il pour finir.
    ─ Oh je vois, un jeune chasseur Terran fils de maréchal-ferrant, c’pas courant par chez nous c’est vrai. répondit le vieil homme, intrigué ; tandis qu’Eloan s’extirpait du bassin d’eau fumant.

Sa peau humide frissonna au toucher caressant de l’air et il se dépêcha de se saisir d’une serviette blanche qui pendait contre un panneau de bois finement ouvragé. La serviette avait une odeur exotique de jasmin. Eloan, sans gêne devant le vieux, plongea sa tête dans la serviette et y frotta son visage, puis le reste du corps, pour frénétiquement essayer tant bien que mal d’assécher l’eau qui restait sur les pans de ses cheveux blonds.

    ─ C’pas trop dur, ça, maréchal-ferrant ? questionna la Banalité Incarnée, comme pour meubler la conversation, et l’air de rien, innocent et doux comme un agneau.
    Il s’agit d’un réel métier d’artisanat, et contrairement à ce que l’on peut penser oui, c’est assez pointilleux. Cela requiert du savoir-faire en forgerie, aimer et se faire aimer des chevaux et c’est plus physique qu’il n’y paraît, mine de rien !

Ayant dit cela, Eloan essayait de s’habiller de cet incongru vêtement qu’était le kimono, il y avait de larges pièces de tissus dont il ne savait que faire… Il caressa donc Kenji d’un regard plus d’incompréhension et supplicateur, les bras ballants de tissus. Kenji lui sourit alors avec une compassion rieuse et la para des étoffes soigneusement et avec une étonnante habilité qu’Eloan n’aurait pu soupçonner. Une sensation étrange envahit le jeune homme, une fois vêtu de cet accoutrement : le tissu était doux, ne serrait pas les jointures et les membres, en somme l’on s’y sentait à l’aise. Finalement, ce Seiren avait à peu près la même stature qu’Eloan, grand et effilé, et ce kimono lui allait à ravir. Le kimono était en deux parties : l’une intérieur, d’un bleu céruléen, et la seconde, extérieur, d’un noir d’ébène. Ce vêtement faisait ressortir le teint clair et doux d’Eloan, ses cheveux blonds et un peu humide. L’ensemble paraissait assez incongru au premier abord, mais il était étonnement élégant ainsi paré. Kenji ne peut s’empêcher de le complimenter, lui-même abasourdi :
    ─ Mais c’est que la tenue traditionnelle Azarienne vous va bien ! puis il continua, tout en avançant vers la porte : bon suivez-moi, nous allons vous présenter à Dame Azaïr, elle sera vraiment ravie de faire votre connaissance.
    ─ Avant, s’il vous plaît, dites-moi, y a-t-il des règles de bienséances à tenir devant la Dame d’Azaïr, je ne voudrais pas paraître rustre, je l’ai déjà assez paru en m’introduisant ici…
    ─ Mais non, ne vous en faites donc pas… Alors, que dire… Il est de coutume de complimenter la rencontre, et surtout de se présenter, toujours en s’inclinant, la présentation est très importante. Aussi, il faut se déchausser avant d’entrer dans la maison de vie, mais vu que vous n’avez pas de chaussures… Sinon rien de bien important, dans tous les cas cela pourra amuser, mais je doute que des personnes s’indignent.
    ─ Je l’espère… répondit presque timidement Eloan, qui se rendait compte qu’il était troublé devant une culture dont il n’avait jamais entendu parlé.


Kenji ouvrit la marche en faisant coulisser la porte. Celle-ci ouvrait sur un long couloir latté de bois, longé de vitres qui offraient comme paysage un jardin sombre et inondé, déchiré par le vent et les trombes d’eau. On aurait dit un paradis de couleurs qui, dans la ténébreuse tempête, avait perdu son éclat et ne révélait plus qu’une nature en berne, chargée d’eau. Le parquet sur lequel il marchait grinçait affreusement, au moins, c’était sûr, un intrus ou un invité ne pouvait pas passer inaperçu. Finalement ils arrivèrent devant une nouvelle porte coulissante, plus grande, que Kenji poussa tout en retirant ses chaussures et en les apposant sur le côté ; il ajouta en souriant, comme un précepteur qui apprenait les bases à un nouvel adepte :
    ─ C’est très malpoli de les laisser dans le passage.

La porte s’ouvrit sur un salon pour le moins ravissant, aux couleurs à la fois pâles et chaudes, on y ressentait la sérénité et l’apaisement. Eloan y pénétra, faisant même attention où il posait les pieds, alors qu’il n’y avait rien au sol, et pour ne pas gêner, il s’approcha d’une cloison. Mais subitement, il reconnût une voix cristalline qui fredonnait gaiement une chanson qu’il avait entendu il n’y avait pas si longtemps que cela. Etrangement, il se retourna, car la voix en question provenait de derrière, et un panneau coulissa, où déferla en hauteur Okuni qu’Eloan n’eut le temps de stopper, bien trop surpris. Okuni percuta le pauvre Angelo, qui absorba le choc tant bien que mal, il aurait presque pu la recevoir dans ses bras, comme dans une frasque burlesque, mais un bol de riz tomba au sol, laissant déferler une vague blanche dans la pièce et une exhalaison de parfums. La jeune femme, toute aussi surprise, cria, au grand damne d’Eloan qui se voulait discret.
    ─ Ne vous en faites pas Okuni, ce n’est rien commença-t-il, gêné et candide, en caressant délicatement le tissu du kimono de la jeune femme pour en retirer du riz qui s’y était collé. Je vous prie de m’excuser, j’aurais dû faire attention. il avait ramassé le bol de riz, et nerveusement, ne savait où le mettre, ni comment balayer toute la pièce.

Il ne savait vraiment pas où se mettre et avait perdu son esprit de lucidité. Mais pour le coup, il se demandait bien quelle étrange hiérarchie dans cette demeure permettait à une servante de chanter joyeusement et clairement en dévalant des escaliers alors que son rôle, à Ventus, aurait été d’être discret…

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Kaede d'Azaïr
Kaede d'Azaïr
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Age : 24
Métier : Conspiratrice, aventurière.
Humeur : Sarcastique.
Points Histoire : 50
Mar 26 Fév - 1:58
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Lorsque Kaede eut parfaitement réalisé l’ampleur des dégâts qu’elle avait infligés aux nattes de bambou, elle redressa la tête et son regard tomba sur la silhouette élégante d’Angelo. La surprise offrit à la jeune femme un très court instant de confusion où elle perçut le jeune homme comme un véritable sujet d’admiration. Ce kimono de soie noir donnait un élan plus affirmé à sa stature haute et déliée. Le petit maréchal ferrant perdu au cœur de la tempête et recueilli dans la paume maternelle et protectrice d’Himeji se changea soudain par les yeux de Kaede en noble et mâle Azarien, dont la taille mince relevait avec vigueur une poitrine forte et cambrée. Peut-être était-ce kimono, son noir puissant et les plis adroits dressés sur son torse qui magnifiaient Angelo, en lui peignant une silhouette claire-obscure entre les traits dorés et ondoyants que projetaient les lampions. Il avait un visage fin et lisse, que le soleil avait bruni lors de sa chevauchée dans le grand été. Ses deux yeux bleus jetaient une lumière marine sur ses traits purs, son profil subtil, son menton volontaire et son nez dont la courbe élégante avait un bout mutin, légèrement retroussé. Ses cheveux blonds comme le soleil semblaient vivre et ondulaient soyeusement sur son front et sa nuque. Il était beau. Mais le charme se rompit dès qu’il ouvrit la bouche pour s’excuser, avec une candeur enfantine. Kaede se mordit la langue presque de désarroi. C’était la première fois qu’elle goûtait les charmes d’un homme et celui-ci la déchantait soudain en se comportant comme un chiot égaré. Pour commencer, c’était elle qui avait fait tomber ce plat. Il n’y avait vraiment pas de quoi être confondu. Ce qu’il était timide. Et elle n’arrangeait franchement pas le tableau, quelle dérision. Elle aurait su se servir de ce plat comme d’une arme redoutable si un ennemi s’était tout à coup introduit dans le salon à travers l’une des cloisons, mais elle était incapable de lui faire remplir la fonction d’outil ménager. Quelle crédibilité pour une intendante de maison… Elle rougit quand il vint avec embarras épousseter son kimono et détourna la tête en affichant un sourire un peu grimaçant.
Il était plutôt agréable à regarder, et voilà tout.
    « ‒ Ne soyez pas ridicule, dit-elle, avec autant de légèreté qu’elle le pouvait. C’est entièrement de ma faute. Ne vous inquiétez pas, je reviens. »

Elle rebroussa chemin et monta les escaliers quatre à quatre pour trouver un balai dans la cuisine.
Pendant ce temps, la salle à manger s’animait par la rumeur des occupants de la maison qui s’y déversaient en vue d’y prendre leur repas. Seiren entra au hasard dans le salon de thé, tout en essuyant son monocle, et quand ses pieds se posèrent sur le riz visqueux qui tapissait les nattes de bambou, il s’arrêta et leva la tête d’un air désabusé.
    « ‒ Mais qu’est-ce que… Ah ! » fit-il, en apercevant Angelo.

Il chaussa son monocle et eut un sourire railleur qui annonçait déjà son humeur si moqueuse.
    « ‒ Bonsoir. Vous devez être Angelo. Je suis Akira Seiren, le valet de la maison, celui-là même qui vous a si gracieusement offert son habit. Ce kimono vous va aussi bien qu’à moi, j’en suis heureux.
    ‒ Mais que s’est-il donc passé ici ? »

Okuni était entrée à la suite de Seiren, très élégamment parée et l’air tout aussi surpris. Le couple de fourbes fomenteurs considéraient l’ouvrage de Kaede avec amusement.
    « ‒ Okuni a dû souffler une tempête de riz dans le salon, Dame Azaïr, lança le valet d’un air tout à fait désintéressé, et toutefois en parfait connaisseur de la maladresse ménagère de sa maîtresse.
    ‒ Ah, je vois, fit la véritable Okuni, avec une tranquillité telle que ce genre de frasques ne parût pas sortir de l’ordinaire. Enfin… Peu importe. »

Elle eut un mouvement gracieux de l’éventail qui envoya toutes ces considérations dans le coin de sa tête prévu pour tout ce dont elle ne souciait pas. En revanche, elle ouvrit un peu plus la cloison, pour mieux considérer Angelo, qu’elle salua d’un léger signe de tête. Elle parut alors dans toute la splendeur de sa robe de soie rouge, brodée de motifs dorés. Le moindre de ses gestes s’accompagnait d’un bruissement de manches enchanteur et d’un envol de satins chantants. Elle avait au fond de son cœur un vif sentiment de noblesse et le laissait paraître sur son visage maquillé de pourpre et de noir, tandis qu’elle se composait un port de reine. Kaede avait lancé sa grande métamorphose en Himeji, et Okuni se sentait pousser des ailes de grande duchesse. Son visage ovale resplendissait d’allégresse, balayé par ses longues mèches de cheveux noirs qu’une servante n’était pas parvenue à lier à son chignon tressé.
    « ‒ Fort bien ! lança-t-elle, dans un éclat de voix altier. Quelle nuit admirable ! Je vous souhaite la bienvenue chez moi, mon bon ami. »

Seiren eut un sourire narquois en écoutant Okuni tisser une langue hétéroclite entre son parler familier et les nobles tournures du code de politesse azarien.
Ce fut à cet instant que Kaede surgit de l’escalier, chargée d’un balai. Les regards d’Okuni et de Seiren se tournèrent vers elle avec ironie. Elle voulut leur répliquer un mot acerbe, mais son regard croisa celui d’Angelo et elle se contraignit à dire doucement :
    « ‒ Pardon, ce sera vite nettoyé.
    ‒ Oh là ! l’interrompit Okuni, avant de partir dans une tirade débridée. Pas de chichis ! Tu aviseras de ce problème-là plus tard, il est grand temps de passer à table, toute la maison nous attend derrière cette cloison, et je ne tiens pas à embarrasser notre hôte. Vous êtes certes de naissance modeste, Angelo, mais je ne fais guère manger mes invités avec les servantes quand mes valets les plus proches sont à ma table, surtout lorsque mon hôte a si belle mine et si bel habit. Pas de chichi, donc, tous à table, tous à table, et tout ceci étant dit, je reprends mon souffle. »

Et elle se tut en effet, toute haletante, tandis que Kaede la regardait d’un air halluciné. Seiren reprit son monocle et l’observa, tout à fait neutre.
    « ‒ Quelle éloquence, ma Dame. » lança-t-il, tout impassible, en faisant retentir une ironie seulement destinée aux deux jeunes femmes.

Okuni lui sourit fièrement, mais chacun sut que le valet ne pourrait échapper à la colère de l’intendante quand le moment de lui faire regretter ses sarcasmes serait devenu opportun. Elle avait conscience de la démarche un peu boiteuse de son discours, mais s’improviser faiseuse de belles paroles en quelques secondes était absolument inconcevable.
Quant à Kaede, elle commençait à percevoir distinctement les limites de sa métamorphose carnavalesque. Elle avait toujours aimé convertir les codes hiérarchiques en toutes les absurdités qu’elle se plaisait à imaginer, le temps d’un simple jeu. Le renversement révolutionnaire avait toujours été sa quête et ces espèces d’expériences à moindre échelle en étaient l’écho rêveur. Mais en l’occurrence, elle n’avait plus qu’à compter sur la naïveté d’Angelo et sur le port royal qu’Okuni composait cependant à merveille.
Okuni invita Angelo à passer dans la salle à manger, puis Seiren, qu’elle punit brièvement en écrasant son pied, et enfin Kaede elle-même, à qui elle chuchota :
    « ‒ Alors, c’était bien dit ?
    ‒ Tu en as vraiment fait de trop, répliqua précipitamment Kaede.
    ‒ Eh ben, oui, mais j’essaie d’avoir l’air d’une grande dame, alors il faut dire les choses en grand. » souffla Okuni, avec un débit de paroles équivalent.

Kaede franchit la cloison en soupirant discrètement, le front un peu froncé, mais dut retrouver un air insouciant face à Angelo et à tous les membres éminents de la maisonnée. Il y avait là Ophélia, qui se tenait rêveusement dans une robe gris perle, son fils Shin dont les yeux d’or dardaient le nouveau venu avec un éclat moqueur, Maiko et Miwako, les jumelles, dans des habits turquoise, Yamiko, en kimono masculin, Kenji qui s’était retrouvé dans la salle à manger sans qu’on eût compris comment, Mei qui regardait Kaede d’un air maternel tendrement désabusé, Sesshu, le peintre de la maison, et bien entendu Seiren, Okuni et Kaede elle-même, laquelle lança un long regard à Angelo, comme le faisait Kenji au même moment, pour des raisons différentes. Si la jeune femme ressentait un élan de compassion pour ce jeune chasseur perdu entre tant de personnalités bien mises, le maître-assassin guettait chez lui toute réaction déplacée.
Une fois les formules de bienvenue échangées, il fallut rendre compte du repas.

D’abord, et par un regard englobant, chaque convive paya son tribut d’admiration à la vision somptueuse qu’offrait la longue table basse de la salle à manger. Elle était blanche comme un tapis de neige fraîchement tombée, et parsemée de fleurs colorées dont les frais pistils et les pétales éclatants diffusaient un parfum doux et discret, qui agissait comme un charme envoûtant sur l’odeur de la nourriture. Les dégradés vers le blanc immaculé des orchidées violettes, des frangipaniers roses et jaunes, des lotus mauves et des pivoines carnées se mêlaient dans leurs regards comme une symphonie versicolore au sucre pétillant. Les formes rondes ou aigues des fleurs formaient une ronde chatoyante sur la table : toutes se confondaient dans un ensemble nébuleux.
La fumée qui se dégageait des plats montait et dansait avec la poussière lumineuse qui se glissait hors des lampions rouges, blancs et jaunes. Il y avait une atmosphère d’infini féérique dans cette salle dont le clair-obscur versatile repoussait les limites et où chacun s’était figé pour respirer profondément. Et quand les regards tombaient sur les nombreux mets déposés sur la table, ils se perdaient dans un autre infini : des détails alimentaires par myriades, des formes, des couleurs, des textures, des reliefs, que l’œil ne pouvait capturer distinctement. Il y avait là de grands plats de riz blanc qui exhalaient des vapeurs humides, des dizaines de sushis couronnés de poisson cru et acide, des brochettes de poulet grillées qui sentaient le charbon de bois, des morceaux de porc marinés, des cuves de bouillon et de soupe, des légumes sautés éparpillés dans une organisation mosaïque : patates douces, carottes, gingembre, céleri, radis, pousses de bambou, chou, champignons et algues ; des assiettes de seiche, de poulpe, de crevettes et des poissons entiers, des anguilles, des maquereaux, du saumon, du thon, du balaou, ainsi que des œufs divers, de lieu-noir, de colin ou de poisson-volant. Toutes sortes de choses bouillies, vinaigrées, grillées, frites, macérées ou cuites à la vapeur. Les odeurs délicieuses pénétraient le parfum des fleurs, et s’enchevêtraient aux forts effluves des condiments en sauce, au soja amer, au wasabi, aux piments verts et rouges et aux épices.
Les iris des spectateurs se reflétaient avec appétit sur les porcelaines blanches qui miroitaient sous la lumière dorée. Kaede balaya l'assemblée d’un regard amusé et rencontra le visage brillant de Shin, qui frétillait et sautillait d’impatience en considérant l’étalage improbable de nourriture. Bientôt, le petit garçon fit fi de toute convenance, bondit à sa place, s’agenouilla, attrapa son bol en porcelaine comme un misérable affamé et donna l’assaut d’une voix claironnante :
    « ‒ Itadakimasu ! »

Tous s’installèrent alors dans la bonne humeur. Okuni s’assit en bout de table, secouant son éventail pourpre avec une évidente satisfaction. Le port bien droit et le visage marqué par une gravité affectée, la fausse maîtresse de maison toussota brièvement et se servit une brochette de poulet et des légumes avec le plat de ses baguettes, tandis que Shin dévalisait le plat de ramen avec une dextérité alarmante.
Kaede s’était assise entre Angelo et Seiren, et Kenji de l’autre côté de l’invité de la maison, l’air de rien, comme pour veiller sur son ignorant protégé. Il se servait en souriant plaisamment et en badinant avec Maiko qui lui faisait face. Pendant ce temps, Kaede agitait distinctement ses baguettes sous le nez d’Angelo pour lui en montrer le maniement.
    « ‒ Je suis désolée, nous avons une manière assez typique de prendre nos repas. Servez-vous avec le plat de vos baguettes, c’est plus propre, regardez, comme ça. »

Ce disant, elle se servit une part de maquereau qu’agrémentait des carottes coupées en fines lamelles. Une servante tournait autour de la table pour servir à chacun un deuxième bol de riz blanc.
Kaede pinça ses deux baguettes d’un geste sûr, précis et pourtant délicat, et rit d’Angelo en le voyant peiner à tenir les siennes entre ses doigts. Alors, elle prit les mains du jeune homme dans les siennes et l’aida à manier ses baguettes, avec un sourire plus amusé que moqueur. Quand il réussit à s’en servir sans trop de maladresse, elle prit son propre bol et commença tranquillement à manger son riz, en jetant quelques coups d’œil intrigué à son invité.
Le début du repas fut calme, on échangea quelques mots avec entrain, mais dans une sérénité qui forçait l’admiration de Kaede. Il y avait des moments de tension presque imperceptibles où le charme de la métamorphose se fêlait étrangement, où Shin dévisageait furtivement Angelo et Kaede tout en pouffant à demi dans son bol de ramen, où Okuni lançait des phrases sans queue ni tête avec un sérieux inébranlable, où Kaede s’en exaspérait presque ou serrait douloureusement la mâchoire pour ne pas lâcher un éclat de rire trop révélateur.
Le second acte fut plus bavard. Chaque convive commença à servir un verre de saké à son voisin. L’alcool de riz servi était pur, extrêmement fort en bouche, comme la plupart des plats qui étaient donnés à goûter, mais il avait aussi un bouquet subtil, aromatique et frais, et une saveur fruitée complexe. S’il est possible que ce que mange un homme soit le reflet de son tempérament, il est évident qu’en ce qui concernait les Azariens, la chose était vérifiée. Leurs plats étaient sobres, les mets légers et enflammés ; or les gorges qui les engouffraient, les supportaient et les aimaient encore, n’appartenaient qu’à des êtres dont la force était remuante, passionnée, surabondante, audacieuse, capable de généreuses et soudaines résolutions, attirant comme par un instinct magnétique tout ce qui fermentait en soi un sentiment de résistance ou d’imagination concentrée.
Les convives parlaient avec animation, certains visages avaient rougi et les yeux brillaient, enlarmés de rire, de chaleur et d’enthousiasme. Okuni tenait l’alcool avec une résistance déconcertante, levait des regards impérieux sur ses hôtes et riait aux éclats avec un artifice de gravité burlesque, tout en lançant quelques mots d’esprits bizarres. Ophélia grimaçait des sourires gênés, Shin alliait son hilarité maligne à celle de sa tante, Seiren observait l’intendante avec un étonnement espiègle et jovial, et enfin, le visage gorgé de soleil de Kaede se partageait entre des sourires enthousiastes à l’égard d’Angelo et des marques d’exaspération furieuse pour Okuni, lorsque ce dernier détournait le regard. Elle demeurait droite, assise sur ses chevilles, riait, causait, ici légère et allègre ; et là, tout à fait déconcertée, soupirait, fronçait ses sourcils, grinçait des dents, posait une main lasse sur son front et roulait des yeux. Mais elle avait beau faire signe à Okuni de se taire sur le champ, celle-ci ne daignait pas même remarquer les signes mécontents de sa sœur et persévérait avec jouissance dans un délire de liberté si inconditionnée qu’elle méconnaissait jusqu’aux limites de l’absurde.

Ecartelée entre la colère et la dérision devant une scène si bouffonne, Kaede cherchait un secours divin sur la table chargée de victuailles et de plats en porcelaine. Il fallait faire diversion, donner un tour plus vraisemblable à cette mascarade, ou bien y mettre en terme avant de mourir de honte entre son bol de riz et son verre de saké. Son regard fauve s’arrêta soudain au bout de la table, et s’illumina entre ses cils noirs tandis que son visage doré se fendait d’un large sourire.
    « ‒ Dame Kaede, lança-t-elle à Okuni, d’une voix claire et espiègle, voudriez-vous bien nous donner, à Angelo et moi, le plat de fugu ?
    ‒ Le plat de fugu ?! s’exclama Ophélia, qui ouvrait ses yeux limpides avec stupeur, le ton plein d’émoi et de contrariété.
    ‒ Oui, le plat de fugu, acquiesça Kaede avec une délectation malicieuse.
    ‒ Il n’en est pas question ! s’opposa sa jeune sœur.
    ‒ Voyons, s’écria Okuni d’un ton hautain, si ce plat est sur la table, il est fait pour être mangé.
    ‒ Ben oui, pourquoi on ne pourrait pas manger du fugu, Mère ? Moi aussi, j’en veux ! fit Shin, d’un ton particulièrement excité.
    ‒ Ah non, surtout pas toi ! Ka-… Okuni est certainement inconsciente, mais ce n’est pas un exemple ! refusa-t-elle, l’air affolé, tandis que Kaede riait de la témérité précoce de son neveu. Et enfin, qui a mis ce maudit plat sur la table ! Vous savez pourtant que j’ai cette tradition en horreur !
    ‒ C’est moi qui l’ai commandé, fit la fausse maîtresse, en examinant ses ongles d’un air désabusé. L’idée plaisait à Okuni, il est donc naturel qu’elle m’ait plu aussi. »

Cette fois-ci, l’équivoque du mot d’esprit était trop bien imaginée, Kaede ne sut pas se contenir, et elle éclata de rire. Cela put sembler normal dans un premier temps, mais elle en devint rouge d’émotion, le rire secoua ses épaules par grandes saccades et l’illusion dut souffrir de cet excès qui ne pouvait plus s’apparenter à un simple amusement. Mais qu’importe après tout ! Qu’importe les soupçons d’Angelo, décidément, cette phrase d’Okuni était fabuleusement comique !
    « ‒ Or donc, donnez ce plat à Okuni avant qu’elle ne nous meure de rire entre les bras. » fit l’intendante en agitant ses longues manches avec un sérieux inébranlable qui aurait pu être crédible si, allié à une tournure invraisemblable de la part d’une servante, il n’avait pas déclenché un véritable marasme de rire chez Kaede.

Elle recueillit difficilement le plat, sous le regard courroucé d’Ophélia, et le plaça entre Angelo et elle avant de poser une main apaisante sur sa poitrine suffocante et son cœur agité. Elle se força à reprendre son souffle, puis, en s’essuyant les yeux, elle se tourna vers son bel invité pour lui expliquer la nature épouvantable de ce poisson à la chair blanche et délicate, présentée en fines lamelles sur un plat laqué.
    « ‒ C’est un poisson particulier.
    ‒ C’est un poisson mortel, la coupa Ophélia, avec sévérité. Monsieur, ne vous croyez pas obligé d’en goûter.
    ‒ Bien sûr, je ne l’oblige en rien, Dame Ophélia, la rassura Kaede, en posant sur elle un regard plus doux, avant de scruter Angelo avec un soupçon de perversité. En vérité, une mauvaise découpe de ce poisson libère le poison contenu dans ses viscères et empoisonne sa chair. Il n’y a aucun moyen de savoir si la cuisinière a bien fait son office, si ce n’est de goûter son plat. Aussi, le plaisir qu’on en tire est avant tout celui du risque. »

Ceci dit, elle lui sourit lestement et attrapa une lamelle de fugu du bout de ses baguettes avant de la placer dans sa bouche, sans la moindre hésitation. Elle mâcha quelques instants et avala. Puis elle haussa les sourcils et regarda Angelo droit dans ses yeux bleus, dans un air de défi qui, malgré l’exhortation à la tranquillité qu’elle avait faite à Ophélia, le forçait à suivre son exemple. Elle en appelait presque au sens de l’honneur du jeune homme et le fixait comme un chat impatient. Elle avait assez perçu en lui le timide plébéien soumis à sa protection, et avait vu dans sa stature et ses paroles assez de folie et de beauté pour en attendre davantage d’Angelo. N’y avait-il pas goût plus délectable que celui du risque ? N’y avait-il rien de plus aimable en ce monde qu’une existence toute fougueuse au bord du gouffre funeste ? Ne devait-on pas se faire une amie de la mort pour vivre la vie la plus vivante de cette terre ?


***


Eloan Galaad
Eloan Galaad
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Dim 9 Juin - 1:31
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Suite à la réaction candide et voulue d’Eloan, celui-ci continua le rôle du personnage gêné qui ne savait pas trop où se mettre. Mécanique théâtrale, c’était une sorte de tic qu’il avait acquis au fur-et-à-mesure de ses rôles, lorsqu’il se retrouvait dans un tel environnement, assez inconnu, et entouré de personnages inconnus, paraître un peu simplet meurtrit généralement la crainte. C’était peut-être une sorte de protection pour se rendre banal face aux gens qui l’entouraient, voire se rendre inoffensif ; même si Eloan n’était pas non plus une menace. En soi, comme spectateur de cette scène simpliste, il n’y avait que Kenji, ce petit vieux, certes il le regardait beaucoup de l’œil, mais il semblait bien inoffensif et flegmatique, ce pauvre vieux, assez hagard et anodin ; comme un petit vieux qui regarde tout ce qui se passait autour de lui dans une sorte d’habitude exacerbée de trouver une occupation dans tout ce qui se déroulait autour de lui.

Avant que l’enseignant ne pût regarder proprement la réaction de Kaede, elle avait déjà déguerpi, remontant les escaliers d’un pied leste et rapide dévorant les marches d’une foulée infaillible qui ne laissa dans l’esprit d’Eloan que l’image fugitive d’une hanche indomptable et féline ; il demeura même un court instant inspiré par cette disparition soudaine. Durant son absence, un homme pénétra dans la pièce, l’air posé, droit et sûr de lui, nettoyant un monocle. Ses cheveux étaient assez sommaires mais soignés, mais luisait dans son œil un éclat sympathiquement sournois ; il replaça son monocle avant de remarquer qu’il avait maladroitement marché sur le riz déversé quelques instants plus tôt. Il complimenta la tenue d’Eloan, disant qu’il s’agissait de la sienne. Angelo voulut lui répondre mais une voix vint sourdre de derrière lui, à la réponse de Seiren, l’invité comprit qu’il s’agissait de Dame Azaïr ; il la salua subséquemment en baissant la tête, mais Seiren et elle-même discutèrent de la singulière maladresse d’Okuni qu’Eloan ne concevait toujours pas à moins que celle-ci fut nouvelle arrivée dans la maisonnée ou tout à fait maladroite. Dame Azaïr était vêtue d’un riche kimono de pourpre ciselée de bordures damasquines somptueusement ouvragées, ce kimono devait vraisemblablement coûter une fortune au vue de la qualité de sa soierie et de son drapé. Le port digne de la Dame d’Azaïr était aussi impecable, ses gestes parfaits et élégants. La pureté de son vêtement et de ses mouvements auraient laissé dans l’esprit d’Eloan une très bonne impression de la Dame de maison si seulement il ne l’avait pas regardé droit dans les yeux, pour voir son visage ainsi pomponné de rouge et s’il n’avait pas entendu la singulière façon qu’elle avait de parler dans l’amalgame guindé et recherché des paroles des grands.
Et sur ce point, Eloan avait l’habitude d’entendre les flatteries exacerbées des grands de Ventus, il était rodé. Mais dans son genre et par une innovation originale, la Dame d’Azaïr faisait inexplicablement fort. Néanmoins, cet infime tableau s’en serait arrêté là si Okuni n’avait pas fait son apparition avant que la Dame ne reprenne la parole une seconde fois dans un tonitruant éclat de verve dont quelques mots prirent toute la place dans la tête d’Eloan pour oublier tout le reste : « Pas de chichi. Pas de chichi ! ». Hm… Pas de chichi… Le dit-Angelo resta quelque peu pantois devant cette avalanche verbeuse. Le clou de cette saynète fut sans doute les quelques mots du Valet qui scia les espérances d’Eloan, ces mots étaient-ils sincères, ironiques ou flagorneurs ? Il ne sut le dire, mais il espérait au fond de lui que ce soit ironique, sans quoi il n’aurait su où il avait débarqué et aurait perdu tous repères Eloaniens.

On l’invita ensuite à s’avancer dans la pièce à manger, il regarda un court moment Okuni avant d’y pénétrer ; elle semblait un tantinet désabusée ; il se dit que c’était sans doute à cause de l’incident. Une fois dans la pièce, il se retrouva face à nombre d’Azariens qu’il ne manqua pas d’admirer chacun leur tour tant une atmosphère chaleureuse baignée cette assemblée. Il y avait tout d’abord une jeune femme ravissante, dont la remarquable fragilité ne soulignait que la douceur et la beauté encore infantile. A son côté, très près d’elle, il y avait un jeune garçon qui le fixait de ses yeux solaires avec malice ; à première vue, il s’agissait du fils de la jeune femme, mais elle était si jeune qu’Eloan n’y pensa même pas, il était impensable pour lui qu’une femme puisse avoir un enfant si tôt, bien qu’il sache qu’à Ignis, ça n’aurait pas été étrange… Mais il ne pouvait s’y résoudre car il ne se voyait pas lui-même avec un gosse alors qu’il était plus âgé que cette jeune femme… C’est pourquoi il se résolut à croire qu’il s’agissait de son frère.
Se trouvaient à leur suite deux jeunes femmes dont l’habit commun soulignait leur gémellité. L’une semblait beaucoup plus posée que l’autre, alors que cette dernière paraissait mignonne à souhait, voire trop, quand Eloan plaça ses yeux sur elle, on aurait dit qu’elle cherchait à attirer encore davantage ses yeux avec un minois adorable et mignard.
Ensuite, Eloan put voir une chose qui l’étonna. Il avait l’habitude d’être attiré par les femmes, c’est un fait ; mais celle-ci arrivait à l’attirer tant elle était belle, mais aussi à le faire grimacer intérieurement à cause de sa physionomie dure et pour le moins vieil que son habit masculin venait parachever.
Après, on retrouvait Kenji, qui avait déjà gagné la pièce dans un silence monacal alors qu’Eloan ne sut vraiment quand il s’était installé là, car il le n’avait même pas vu le dépasser ni entrer dans la pièce. Décidemment, les personnes âgées, par leur bonhommie, savaient vraiment se faire discrète et silencieuse.

Une fois assis les fesses sur les talons face à la table-basse; Eloan la parcourut des yeux un long moment tant elle était royalement comblée de victuailles, de parfums et d’allégresse. C’était une effusion de couleurs et de senteurs diverses qui venaient d’ores et déjà régaler les yeux, les narines et les papilles d’Eloan. Le blanc immaculé de la tablée faisait ressortir la couleur de chacun des mets, tandis qu’une multitude de fleurs se déchainait en volutes d’éclats composites, généreux et exaltants de délicatesse. Devant cette abondance de plats, Eloan se trouva démuni, qu’allait-il pouvoir bien prendre parmi tous ces plats dont il ignorait la majorité des viandes, des poissons, mais aussi des condiments ou des cuisines spécifiques à ces lieux. Son désarroi face à la table s’effaça quand le jeune garçon assaillit littéralement sa place avant de se saisir son couvert et d’attaquer joyeusement le festin en s’exclama dans une langue qu’Eloan ne connaissait que de nom. Tout le monde fit de même après lui, Eloan s’assit où on lui indiqua, mais ses yeux restèrent fixé sur ce jeune monstre ravageait avec une fougue innommable son bol de pâtes. Il se détourna de ce phénomène uniquement lorsqu’Okuni passa des baguettes sous ses yeux en lui en expliquant savamment leur manipulation : chose qui lui sembla aux premiers abords effroyable.
Eloan se saisit alors de ses baguettes et avec une détermination à toute épreuve commença à la manier, tout en faisant une grimace contrite de désappointement. Finalement Okuni dût l’aider pour qu’il puisse manger convenablement. Pour ce qui est de la tenue à table, il essaya tant bien que mal d’imiter les autres et à rester discret. Le premier temps du repas fût calme, entremêlé entre les regards étrangement amusés de l’enfant qu’Eloan prit pour la rencontre de l’altérité et les paroles quelques fois terriblement burlesques de la maîtresse de maison. Mais dans tous les cas, cette petit confrérie baignait l’atmosphère de la pièce d’une aura chaleureuse et bienfaitrice, cette aura était conviviale et des plus charmantes, douée de joyeuseté et de prospérité, loin de la tempête tumultueuse qui faisait rage à l’extérieur ; l’endroit faisait presque office de sanctuaire protégé et dédié à la gaieté. Eloan s’était servi de bien des plats, mais il commençait à avoir bien en bouche les différents alcools qui se trouvaient devant lui qu’il trouva fascinant de fraicheur et d’intensité ; il faudra qu’il en ramène, ah ça oui. Par un fait inexplicable, c’était le vieux Kenji qui poussait de temps en temps le jeune homme à se resservir : finalement il avait ce bon fond des personnes âgées qui font partager les bonnes choses sans arrière-pensées, sans doute.

Néanmoins, l’afflux de paroles éparses se stoppa net lorsque l’intendante de la maison de la maison demanda à ce qu’on lui donne un plat. La réaction de chacun fût directe, notamment celle de la charmante jeune femme assise près de l’omnivore ambulant, ce plat avait l’air de l’horrifier au plus haut point. Eloan regarda la scène sans réagir, était-ce peut-être l’alcool mais il ne comprenait pas ce qui se déroulait sous ses yeux, après tout il ne s’agissait que d’un plat ; que pouvait-il avoir de bien spécial ? Et pour combler son incompréhension dans ce moment tendu et tragique, un soubresaut de rire s’empara inexplicablement d’Okuni.

Cette dernière se retourna finalement vers Eloan, accompagné de l’air charmant et gracile d’une femme qui rit et qui cherche à reprendre ses esprits avec douceur. Elle lui dit alors qu’il s’agissait d’un « poisson particulier » : mot que la jeune femme récalcitrante remplaça subséquemment par « mortel ». Eloan déglutit un instant en fixant les yeux d’Okuni ; ceux-ci luisaient d’une délicieuse impertinence qui excita fortement son intérêt. Ses yeux à lui firent un tour de table, tout le monde était figé de stupéfaction, sauf peut-être les yeux du bambin vorace qui pétillaient d’un plaisir insatiable et ceux de sa présumée « grande-sœur » qui étaient ternis de désarroi et de compassion. L’enseignant de magie lui sourit avec une moue gauchement contrite. Il prit la parole avec toute la noblesse qu’il possédait, malgré son visage à demi noyé dans le saké :

    Gente demoiselle, vos paroles sont fort sages et il serait inconscient de ne pas les suivre…

Néanmoins et contre toute attente, il approcha son visage quelque peu empourpré extrêmement près de celui d’Okuni, soutenant son regard de ses yeux océaniques avec une désinvolture enchanteresse. En un clin d’œil, il se saisit de ses baguettes avec une dextérité jusque-là inéprouvée, attrapa un bon bout de fugu pour l’installer sur sa langue, le mâcha longuement avec une assurance extrême, et ne quitta pas son élégante rivale des yeux un seul instant pendant que l’enfant le regardait avec le plus grande des saisissements. Eloan ne le laissait pas voir, mais il espérait alors au moins que le poison soit indolore et rapide… Mais dans tous les cas, la chair était tendre et succulente…

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